Synthèse des journées

Joseph Mornet

A, B, C … Amour, Bricolage, Certification, je reprendrai cet ordre qui nous est proposé pour présenter cette synthèse. J’essaie d’y reprendre les différents apports qui ont fait la richesse de ces journées tout en les prolongeant pour voir quelles réponses ils ont su apporter aux questions ouvertes par l’argument préalable. Le travail est, bien entendu, subjectif : il résulte de l’attention continue mais « flottante » que je me suis efforcé de garder. Certains ne s’y retrouveront peut-être pas, je m’en excuse, mais il est impossible d’être exhaustif. Un travail de synthèse ne peut rimer avec le simple compte-rendu : il est toujours une nouvelle élaboration à partir des apports des intervenants et des échanges avec la salle.

A … Amour

… mais aussi comme AFREPSHA et « agapè » puisque c’est l’une des déclinaisons de l’amour qu’elle nous a proposée, celle de « l’amour partagé » durant ces deux journées.
Marc MAXIMIN a fait remarquer combien l’on était timide sur l’usage du mot « amour » dans nos institutions : on lui préfère des termes plus neutres comme affect, ou transfert. L’histoire de la psychanalyse nous a pourtant bien montré que c’était de ce côté-là que ça coinçait dans ce fameux « transfert », puisque c’est en entendant son collègue, Josef Breuer, évoquer ses démêlés avec sa patiente, Anna O., que Sigmund Freud, a mesuré ce qui se déployait dans la relation de soin : ce n’était rien de moins que l’amour. Pour preuve, la jalousie dépressive qui avait envahi l’épouse de Breuer et la violence de l’accouchement imaginaire qui s’était emparé du corps d’Anna lorsque son thérapeute lui avait annoncé la fin de leurs rencontres.
L’amour peut, en effet, devenir passion et envahir ses protagonistes en les asservissant dans des positions d’objets assujettis à l’autre, jusqu’à ses formes perverties comme le sadisme. C’est là qu’il est important de ne jamais oublier que l’amour se conjugue toujours avec sa réciprocité : la haine. Certains en font même la racine première. Winnicott, plus sagement, énumère les diverses raisons qu’a une mère, et par extension le soignant, de haïr son enfant et nous propose une ambition plus modeste : la mère suffisamment bonne.
Dans notre souci d’amour, n’oublions pas non plus les collègues. Si on ne s’aime pas entre nous, à l’intérieur d’une équipe, comment nos patients peuvent-ils se sentir aimés ? C’est le rappel d’une des bases de la psychothérapie institutionnelle : « soigner les soignants ». Savoir prendre soin les uns des autres comme préalable du prendre soin de ceux qui se confient à nous.
L’équipe du PREAMBULE nous en a fourni un joli exemple avec cette histoire d’accueil d’une nouvelle collègue. L’éducatrice a tellement poussé ce souci de l’autre qu’elle s’est dépossédée de ses propres outils au profit de ceux de l’arrivante. Résultat ? Le désordre complet, le bordel …. A trop s’oublier dans l’accueil de l’autre, le refoulé revient vite au galop.
Cette équipe nous a remis en mémoire, également, un concept central introduit par René Kaës, celui « d’appareil psychique groupal ». Il est à la base de tout travail institutionnel. Une équipe ne se résume pas à une addition de psychismes individuels : il y a création d’un psychisme collectif. C’est ce que Freud avait noté, dès ces premiers écrits : « toute psychologie individuelle est d’emblée une psychologie sociale ».
L’équipe, ça sert aussi de « garde-fou ». C’est ce que les expériences d’équipe nous ont témoigné. C’est la possibilité de dire à un collègue : « attention, tu déconnes ! », ou « qu’est-ce que tu fous ? », et ce, de manière positive et non perverse, c’est-à-dire, lui signifier qu’on est là.

A propos d’amour, on a beaucoup parlé de la question de l’attachement. Nombre d’intervenants ont mentionné le sur-moi qui semble peser sur leurs pratiques. Il est hérité sans doute des formations initiales, ou de quelques collègues précautionneux : « il faut rester détaché du malade (ou du résident en EHPAD) », « il ne faut pas s’attacher », « il ne faut pas dire ses affects ». Margueritte Charazac Brunel a même évoqué des codes de déontologie interdisant de toucher son patient. Mais comment interdire aux patients de s’attacher à nous ou de nous toucher ? Alors que faire ?
Ces questions d’amour et d’attachement nous amènent fatalement à celle du corps, là où a été conduit Breuer, mais aussi Jung. Laurent CANTONNET, en nous entretenant en fin de deuxième journée « d’amour de transfert et distance thérapeutique », nous rappelle l’illustration qu’en donne Cronenberg, dans « A dangerous method ».
Dans ces multiples nuances ou déclinaisons de l’amour, Margueritte CHARAZAC BRUNEL a attiré plus particulièrement notre regard, sur la tendresse. La tendresse est un besoin vital : sans tendresse première aucun humain ne peut se développer ou simplement vivre, sinon à développer des agressivités graves envers lui-même ou les autres. La tendresse se situe dans une sorte d’espace intermédiaire à la Winnicott, entre fusion et séparation des sexes, sans qu’on en ait à statuer, ce qui peut amener des équivoques parfois. Étymologiquement, la tendresse renvoie à ce qui est tendre et qui donc est susceptible de pouvoir être entamé. Les psychotiques ont une force particulière pour toucher les « tendresses » de ceux qui s’occupent d’eux. D’où la nécessité de l’équipe ; « il faut être à plusieurs pour s’occuper des schizophrènes » aimait rappeler Oury, précaution indispensable aussi bien pour eux que pour nous.

L’amour ne constituerait-il pas, in fine, le meilleur outil de résistance aux certifications et à leurs cortèges de procédures et protocoles ?
Marc Maximin a repris le titre d’un ouvrage en demandant : Les robots font-ils l’amour ? Non a-t-on envie de répondre, tout au plus un coït mécanique. Les réplicants de Blade Runner peuvent, cependant, faire vaciller nos certitudes, lorsque la tendresse et l’empathie semblent venir les habiter.
L’humain peut-il être réduit, dans ses pratiques professionnelles, à un modèle robotique ? Est-ce la raison qui amène à interdire aux infirmières des services de MCO ou des EHPAD de parler à leurs patients ? Perte de temps ? Peut-être, mais c’est surtout parce que l’échange humain introduit une dangereuse variable affective. Il rimera toujours difficilement avec l’efficacité car, avec lui, on prend son temps jusqu’à le perdre même parfois. S’il ouvre à l’amour, il sera encore plus incontrôlable. Laurent Cantonnet nous a rappelé que Freud évoquait la « dynamite » à son propos. L’amour introduit une force subversive dans tout système.
Le nom qu’a donné l’équipe pédopsychiatrique de Briançon à son établissement, le PREAMBULE, est instructif de ce point de vue. Le « pré », c’est, par définition, ce qui n’est pas dedans. Ne parle-t-on pas de pré-liminaires dans l’amour ? Jean Oury a repris le titre du recueil de textes du poète Francis Ponge, La fabrique du pré, pour l’appliquer à notre pratique soignante. Le « pré » est ce qui protège de l’enfermement dans un dedans clos où il ne se passe plus rien. C’est ce que rappelle l’expression maintes fois reprise durant ces journées du « pas de côté », ou encore la nécessité répétée à un « ailleurs ». Le « pré » constitue également la pré-caution nécessaire à la rencontre soignante. Il représente son temps d’approche indispensable avec le psychotique ou la personne déjà meurtrie.
L’évangile nous a enseignés « d’aimer son prochain comme soi-même » : mais si on ne s’aime pas, peut-on être soignant ? C’est un peu comme la question d’aimer son métier : est-ce une obligation ? Ou encore, peut-on obliger quelqu’un à faire une activité si elle ne l’aime pas ? Les réponses ne peuvent être binaires. Une participante nous a raconté comment elle s’était découvert un amour pour une activité dont elle ne voulait pourtant pas au départ. Aux Etats Généraux de la psychiatrie de Montpellier en 2013, un intervenant a précisé : « j’aime mon métier, mais je n’aime pas la manière dont on me demande de le faire ». Distinction intéressante car elle introduit les notions des alentours du soin, de son « ambiance ».

B … Bricolage

Le terme de « bricolage » est souvent employé de façon péjorative face aux idéaux de rationalité et de perfection techniques. Pourtant, l’activité de bricolage requiert des capacités d’élaboration souvent très complexes dans l’utilisation de ce qui se présente, ce que l’on pourrait qualifier de « moyens du bord ». Lévi Strauss a mis en opposition le bricoleur et l’ingénieur dans son livre, La pensée sauvage. On a besoin des deux. De la même manière que l’on a besoin des théoriciens et des praticiens : c’est le souci du va et vient entre les deux qui guide l’AFREPSHA dans l’organisation de leurs journées. Les deux termes s’appuient nécessairement l’un sur l’autre.
C’est ce que contient le mot « praxis ». Il est hérité d’Aristote qui l’oppose à la contemplation : la praxis a une finalité de transformation du milieu naturel et social. C’est ce que reprendra Karl Marx en faisant un concept clef de sa théorie, avant que la psychothérapie institutionnelle s’en saisisse à nouveau dans sa dialectique instituant/institué. La praxis est l’expression du lien entre la théorie et la praxis dans une volonté d’engagement et de transformation de son milieu de vie. Elle est à l’opposé d’une pensée ou d’une action qui se suffiraient à elles-mêmes.
Le bricolage est, également, ce qui permet d’articuler différents champs. C’est ce qui préside la création des ateliers dans nos établissements. C’est aussi l’art du recours aux objets médiateurs dans nos actions de soin. Bernard CHOUVIER nous en a présenté un modèle à travers l’utilisation des contes. Les contes ont un premier avantage, celui de jouer à la fois sur le plaisir et la peur dans une atmosphère sécurisante pour les enfants grâce à la présence d’adultes. Ils permettent une identification à leurs héros bons et mauvais. Ils se situent dans un espace intermédiaire à la Winnicott puisqu’ils articulent à la fois l’imaginaire et la réalité sans avoir à en trancher le statut. Ils situent, enfin, la personne à la fois en dedans et en dehors du récit, à la manière des rêves.

La meilleure manière de parler du bricolage reste de le faire de façon concrète à partir de mises en place d’équipes. J’en retiendrai quatre parmi ceux que nous avons entendus pendant ces deux jours.
Comment, par exemple, bricoler à partir des contraintes d’isolement en service de psychiatrie publique ? En tissant « mille et une séances de soins » avec « tenue exigée ». Telle est la réponse de l’équipe de secteur de Provence du CENTRE HOSPITALIER BUECH DURANCE de LARAGNE.
L’isolement n’est plus conçu comme un arrêt du soin clinique, ou sa mise entre parenthèses, mais bien comme un temps de sa continuité, voire comme un moment de son intensification. C’est tout un service qui va se trouver alors mobilisé, soignants bien entendu, mais patients également. Dans ce « bricolage », en effet, la qualité du cadre devient encore plus importante. Seul un cadre fort peut rendre possible la « portance » nécessaire à l’accompagnement de l’isolement. Ce terme, repris de l’exposé de Bernard Chouvier, rejoint celui de « holding » de Winnicott ou la notion de « fonction phorique » développée par Pierre Delion. Les émotions, les décharges pulsionnelles ou la violence fantasmatique qu’engendre le soin en isolement nécessitent un lieu pour les « déposer », au sens de la « fonction dépositaire » proposée par l’argentin José Bleger,
Le bricolage passe par l’attention à certains détails. Ce sont notamment ceux qui vont rendre humain ce qui parait au départ inhumain quand on enlève sa liberté à quelqu’un pour l’enfermer dans un lieu clos, L’équipe a le souci de mettre une horloge dans la chambre pour ne pas se couper du temps. Elle transforme la froideur des protocoles de comptes-rendus en « feuille de route » permettant le relais dans le travail. Elle mesurera finalement, au bout du compte, que ces moments exigeants passés ensemble vont contribuer à renforcer leur groupe soignant.

Le bricolage peut passer également à travers le langage. Claude DEMATEIS nous a parlé également de compte-rendu : celui d’une éducatrice rendant compte de sa rencontre avec un autiste. La surprise vient lorsqu’il découvre qu’elle l’a rédigé dans un langage de poésie. « Poésie » vient du verbe grec « poiev » qui signifie faire : on est donc tout à fait dans le registre du bricolage.
Le langage poétique présente l’avantage d’être plus proche de celui de l’autiste ou du psychotique. Ils ont du mal avec le parler social formel et sont souvent contraints de bricoler une langue qui sort volontiers des grammaires et répertoires cartésiens.
La poésie est aussi celle du cadre. On pourrait définir un cadre poétique comme celui qui permet qu’il arrive quelque chose, celui qui autorise la surprise, comme celle que nous raconte Claude Dematéis avec Sophie la fugueuse. Lassé du qui-vive constant dans lequel elle installe l’équipe, il décide, un jour, d’accompagner sa fugue plutôt que de la rattraper pour la ramener. Il lui propose d’aller ensemble quelque part. A son grand étonnement, c’est elle qui lui prend le bras et l’amène, et il se laisse amener. De retour au Centre, il constate que, pour une fois, Sophie s’assoit et reste sur sa chaise au lieu de reprendre ses interminables « tourner en rond ». Sophie a réussi, enfin, à se poser.

Le bricolage peut également être interinstitutionnel. Au lieu de cloisonner les prises en charge d’une même personne, on essaie d’instituer de la continuité et des échanges. A Gap, le service de pédopsy CORTO MALTESE a ainsi décidé de travailler avec celui de pédiatrie du CHICAS. Ils nous ont présenté le travail ainsi réalisé autour de M., anorexique, en partageant sa prise en charge.
Ce partage implique, entre autres, le partage des informations sur le patient. Dans de trop nombreux services, l’on constate malheureusement le plus souvent l’inverse. Chacun a tendance à garder secrète l’information sur « son » malade. Illusion d’une jouissance d’un lien privilégié ? Stratégie de hiérarchie de pouvoir ? …
Les intervenantes ont, également, témoigné de leur souci de théoriser leur pratique, chose particulièrement complexe avec l’anorexie. L’articulation théorie/pratique est, nous l’avons vu, essentielle, mais elle est, en même temps, particulièrement difficile dans le travail clinique. La théorie peut aveugler la pratique si elle se veut première en amenant à rechercher à trouver ses justifications dans les pratiques au quotidien, quitte à les plier pour les rendre démonstratives. Théorie et pratique peuvent, également, prendre deux chemins parallèles sans que l’on ne s’en rende compte. Rendre compte de ses pratiques est, enfin, quelque chose de particulièrement difficile lorsque ces dernières sont essentiellement non-verbales ou corporelles. L’analyse des échanges verbaux est souvent privilégiée car ils donnent une illusion d’objectivité. Restituer l’infra-verbal d’une relation fait entrer dans les espaces de l’imaginaire et du subjectif : ils nous font entrer dans les zones limites du langage. C’est ce qui a permis à la HAS d’interdire les packs ou de déclarer non pertinente la psychothérapie institutionnelle : il est tellement facile de les traiter d’approches empiriques et non rigoureuses !

C’est dans cette zone complexe de la rencontre que nous a proposé d’entrer Pascale GIRAVALLI, psychiatre au SMPR de Marseille. Comment bricoler le soin avec son équipe dans un espace où tout semble inscrit d’avance puisque c’est le sort qui semble destiné aux personnes incarcérées avec des peines bien définies dans un lieu, par définition, clos ? Il reste, quel que soit le cadre, la rencontre. Elles sont souvent imprégnées de grande violence chez la population carcérale. Elles se tissent sous fond de tragédies voire de meurtres. Elles peuvent amener le thérapeute à un tel point extrême qu’il ne peut plus penser. C’est là qu’il y a besoin d’autres autour de soi, une équipe, ou, comme nous le racontera un peu plus tard Laurent Cantonnet, un contrôleur. Le travail d’expert auprès des tribunaux peut être rude également.
Pascale Giravalli nous a proposé de simplement partager la rencontre de quatre détenues, rencontre chaque fois unique, aussi marquante que les figures de « détenues » exposées par la photographe Bettina Rheims à la chapelle du château de Vincennes.
Sa situation professionnelle l’amène actuellement à un autre bricolage, celui de son passage vers une UHSA, Unité hospitalière spécialement aménagée. Il s’agit à la fois d’aménager des séparations avec ce (ceux) qu’on quitte et mobiliser son énergie vers de nouveaux horizons institutionnels.

C … Certification

Il est temps de nous pencher de façon plus précise sur la façon dont les impératifs de la certification pèsent sur le travail des équipes et sur la manière dont elles se débrouillent pour composer avec. Il est remarquable, au passage, de noter la tonalité de ces deux journées. Contrairement à de nombreuses rencontres, elle n’a jamais été victimaire ou défaitiste. Tous les intervenants, bien que très lucides sur la situation qui est faite à nos métiers, ont choisi d’être du côté du « possible ».
L’équipe de l’UHR de l’EHPAD de la DRAC-SEVERAISSE la FARE en CHAMPSAUR nous a fait pénétrer dans les méandres de la certification et de ses grilles, la NPI-ES entre autres, qui déplacent les personnes au gré des performances de leurs scores. Victor Klemperer, dans La langue du IIIe Reich, voyait dans l’invasion des sigles les signes de l’emprise de systèmes totalitaires dont la visée est de transformer les humains en « pièces » manipulables et déplaçables au gré de leurs besoins. C’est un peu le cas de Rémi, déplacé d’EHPAD en UHR au gré de ses performances aux grilles au mépris de sa singularité et de son attachement à un lieu et à une équipe. La situation est d’autant plus difficile que Rémi était déjà réduit à une position d’objet par sa mère : elle a même fait mettre sur sa future tombe une plaque portant son nom et l’année de sa naissance ! Il ne faut donc pas s’étonner que Rémi parle de lui à la troisième personne. Les seuls moments où il agit à la première personne sont sans doute ceux où il se frappe la tête contre les murs ou lorsqu’il martyrise sa peau par frottements compulsifs. C’est en faisant l’expérience des « bords » (les murs, ou sa peau) qu’il ressent la consistance de sa propre existence. L’équipe alors essaie de bricoler du soin, ne serait-ce qu’en essayant prudemment de réunir et trier les objets qu’il disperse dans sa chambre.
Petite remarque à propos de la réduction à la position d’objet si souvent dénoncée pendant ces journées : c’est une phrase de Jean Oury : « on dit qu’il ne faut pas traiter les gens comme des objets et pourtant, si on arrivait à s’en occuper comme certains de nos objets ! ».

Avec une seconde équipe du CENTRE HOSPITALIER BUECH DURANCE de LARAGNE, nous avons repris une question, proche de celle de l’amour, celle des émotions. Comment peut-on certifier les émotions ?
L’émotion se présente, en effet, comme « ce qui déborde » à la fois en dedans et en dehors de la personne. C’est aussi ce qui déborde du cadre des comptes-rendus. Les grilles de certification ont choisi de porter sur des situations standardisées : elles font comme si ce qui en débordait n’existait pas. Les émotions ne peuvent qu’apparaître comme gênantes pour les maîtres du soin. Et pourtant, certaines équipes continuent à proposer exactement l’inverse : en faire le moteur du soin.
C’est ce que proposait déjà Freud à l’égard du symptôme. Dans une vision médicale il était considéré comme morbide : on devait le faire disparaître pour retrouver la santé. La psychanalyse renverse le point de vue : le symptôme devient le point d’appui du soin à la fois car il est à la fois un bricolage d’être au monde et levier du transfert. Comme en analyse systémique, l’on pose un renversement où « les problèmes deviennent les solutions ».
Nathaly ANTOINE et Frédérique BERAUD nous font entendre le double sens du phonème « raisonner » mais aussi « résonner ». Ce qui résonne est du côté de l’émotion et du transfert (François Roustang le nommait « influence »). Ce qui raisonne est du côté de l’arraisonnage aux rets de la maîtrise logique et comptable.

A travers la belle histoire du bien nommé Mr AB, Sophie SIBERE, psychiatre au CHE Edouard Toulouse de Marseille, focalise notre attention sur l’alphabet de la certification pour nous montrer qu’il se limite, en fait, à la binarité des deux seules premières lettres, A et B. Un point A ne peut qu’aller à un point B dans une trajectoire rectiligne, avec aller-retour possible. C’est ce que lui rétorque un directeur administratif de l’hôpital lorsqu’elle veut accompagner Mr AB à une visite à la clinique de Laborde. Il n’est pas possible d’y inscrire un alphabet buissonnier avec des pauses et des chemins de traverse. Sophie Sibère décide, finalement, de se passer du chauffeur et de l’ambulance de l’hôpital et de conduire elle-même. Le choix va s’avérer positif car elle y gagne un co-pilote, Mr AB lui demandant de se contenter de la seule conduite de la voiture car lui se chargeait de réguler tout le reste de la circulation routière ! Face aux rigidités administratives, l’opposition frontale est le plus souvent stérile : on revient à la stratégie du « pas de côté ». Créons donc de nouveau abécédaires permettant aux mots de « jouer » entre eux : Sophie Sibère nous propose le sien.
La certification amène, en fait, l’univocité des signes : A c’est A, B c’est B, point final … Il oublie par le fait même que le langage est structuré à l’inverse : signifiants et signifiés jouent un perpétuel jeu d’esquive comme l’a si bien illustré le peintre René Magritte dans son dessin : Ceci n’est pas une pipe. L’objet représenté est bien une pipe, mais on voit bien qu’il serait vain d’essayer de la fumer. Une telle phrase serait incompréhensible pour la HAS car, pour elle, la chose signifiée peut être qu’une avec un sens unique. Les nouveaux administrateurs du soin peuvent d’ailleurs en jouer de manière perverse comme dans ces EHPAD dont nous a entretenus Margueritte Charazal Brunel où l’on « séquestre » les résidents tout en baignant dans des murs en trompe l’œil figurant des bars, des boutiques ou des paysages. Ils ne prenaient pas, bien sûr, la précaution d’ajouter : « ceci n’est pas un bar, une boutique ou un paysage ».

D … etc. …

Pour ne pas limiter notre abécédaire aux trois premières lettres de l’alphabet et risquer de l’y enfermer comme le fait la certification, ouvrons-le en conclusion aux lettres suivantes, en commençant par la lettre « D ».
« D » comme « déconniatrie » que Tosquelles nous a appris à faire rimer avec « psychiatrie » : la non-prise-au-sérieux est à la base du soin.
« D » comme désenclavement. Roger DIDIER, maire de Gap, nous en a parlé dès l’ouverture des journées. Partisan, un moment, du désenclavement de sa ville, il se demande désormais si c’est une bonne chose. Les enclavements ont leurs vertus. L’hôpital Saint Aban aurait-il pu avoir cette fonction historique s’il n’avait pas été enclavé ? Les GHT créent des autoroutes du soin : pour beaucoup, ils sont signes des disparitions des singularités des disciplines et des lieux.
« D » comme « ce n’est qu’un début, continuons le combat ! ». Petit clin d’œil à l’anniversaire de Mai 68. Mais aussi rappel que « la psychiatrie a toujours été un combat ». C’est ce que disait Jean Oury en réponse à une question de Pierre Delion qui l’interrogeait pour savoir si la psychiatrie n’était pas plus difficile aujourd’hui. Il n’y a pas de «bon vieux temps» d’un supposé âge d’or … Il y a une réalité sociale à saisir et à travailler pour reprendre la phrase de Lucien Bonnafé : «je ne prédis pas l’avenir, je le travaille».