Les émotions dans notre caisse à outils

Texte de Nataly ANTHOINE

Le cœur a ses raisons que la raison ignore ! Et oui et c’est bien pour ça que nous sommes là, parce que si nous avions toute notre raison gardé, nous ne serions certainement pas là devant vous effrayées!
La résonance est pour le thérapeute ce que la prose est pour Monsieur Jourdain : nous pourrions, à sa façon, nous étonner de découvrir que nous résonnons sans cesse, communément et sans le savoir !
Aurions nous donc perdu la raison ? Et avons nous assez de cœur pour mener la discussion ?
Longtemps ces notions d’émotion et de raison ont été mises en opposition, mais pour les systémiciennes que nous sommes, elles ne sont pas à opposer mais plutôt à articuler.
C’est aussi parce que le bricolage nous intéresse l’une et l’autre, chacune avec son style, bien sûr, que parler des émotions aujourd’hui avec vous, de la place des émotions dans notre caisse à outils de soignants, nous semblait intéressant à partager avec vous, n’en déplaise à Descartes ou à Blaise Pascal.
(Bref, je ne sais toujours pas ce qui nous a pris ! promets moi Fred que c’est la dernière fois !)
Nous avions envie de raconter cette expérience de vibration des corps, ensemble en écho, d’une histoire à l’autre. (pour vibrer ! Ça vibre d’ailleurs !)
Formées toutes les deux à la pratique systémique, nous avions envie de développer avec vous, l’intérêt de l’utilisation de la résonance dans le soin, et surtout de rappeler combien il est intéressant d’utiliser cet outil supplémentaire ; oser mettre ce ressenti au service du soin, du patient, de la relation.
Parler de l’amour du métier et de l’utilisation des émotions dans notre contexte de travail me semblait intéressant à partager, tant cette notion a été une évidence pour moi lorsqu’au décours de la formation au CERAS de Grenoble pour le diplôme de thérapeute familial, j’ai pris conscience que ce paramètre qu’est l’émotion, est aussi et surtout un magnifique outil de travail lorsqu’on accepte de le laisser résonner en nous.
Ce qui nous a été enseigné au début de notre formation d’infirmières à l’aube des années 80 quant à la juste distance thérapeutique, est ré-interrogé ; ce que nous avions appris jusqu’alors, c’est à dire, ce qui nous met l’un et l’autre à une distance évaluée comme bonne, (qualifiée de « bonne ») est revisité ; on pourrait dire remesuré ; il est ici question de vibration, d’écho et de résonance, qui nécessite une vigilance et une écoute un peu différente.
Les premières expériences thérapeutiques seraient celles que l’on attribuerait, à ce que les systémiciens appellent, la cybernétique de premier ordre, c’est à dire laisser à distance ce qui se passe dans le ressenti d’un entretien, entre le thérapeute et le patient désigné, surtout ne pas en faire part, les laisser à distance, voire les cacher.
Je savais que la systémie invitait à un changement de paires de lunettes, j’ai découvert par la suite qu’elle modifie aussi l’écoute et le ressenti ; tous les sens sont en éveil et en travail. La construction de mon monde professionnel était en plein remaniement.
Ce que j’ai pris pour un fardeau pendant toutes les premières années d’exercice, était en fait un magnifique cadeau, un outil thérapeutique que je pouvais alors mettre au service du travail, de la rencontre, pour rejoindre la cybernétique de deuxième ordre, ce qui semblait me gêner devient un secours inestimable, les systémiciens diraient peut être que le problème est (devient) la solution…
Pour la seconde cybernétique, l’observateur appartient au système qu’il est en train d’observer, et fait donc partie de ce qu’il observe. (Heinz von Foerster)
Dans le cadre de la formation longue à la thérapie familiale et à l’intervention systémique, l’abord des familles d’origine doit permettre au stagiaire que nous avons été l’une et l’autre, d’apprendre à repérer les résonances qui naissent en nous, en étant à l’écoute de nos émotions : « Qu’est ce qui fait que je ressens ce profond désir de les aider, ou encore, d’où me vient cette colère à l’égard de ce parent, pourquoi ai-je autant de facilité à prendre la défense de l’autre ? » Il faut également apprendre à repérer les « symptômes » qui nous signalent nos émotions : tremblements, accélération du rythme cardiaque, sueurs, bégaiements, rougissement… Puis à leur donner un sens et une fonction à la fois pour le système de la famille et pour notre propre système familial.
Que signifient ces émotions qui nous envahissent et quelles fonctions ont-elles pour nous, dans le contexte relationnel où elles sont apparues ?
L’étape suivante consiste, pour nous, à se remémorer toutes les situations de notre vie privée comme celles de notre vie professionnelle qui nous ont fait ressentir la même émotion, en allant des plus récentes vers les plus anciennes, avec un intérêt particulier pour celles vécues dans notre famille d’origine.
Après avoir vérifié le sens des émotions dans le contexte précis du travail thérapeutique avec la famille et compris ce qu’elles signifiaient pour nous en déterminant la fonction qu’elles remplissent au sein de notre propre système de vie, il nous faut vérifier s’il y a résonance.
Mony Elkaïm (1995, p. 603) propose alors de s’interroger : « En quoi ce thème qui paraît essentiel est-il important pour les patients, la famille ? En quoi les concerne-t-il ? Si les questions que pose le thérapeute ne lui permettent pas d’élucider ces points sur-le-champ, il est souhaitable qu’il renonce temporairement à pousser ses investigations plus avant, car il risquerait autrement de s’exposer à deux graves difficultés : soit envahir le système familial en se concentrant sur des éléments qui font sens à ses yeux, mais sont très secondaires pour les membres de la famille concernée ; soit provoquer de trop fortes résistances en évoquant des thèmes inacceptables en dépit de l’importance présumée qu’ils revêtent pour les patients ».
Le contexte thérapeutique sera favorable lorsque la famille nous aura proposé de travailler sur un thème en rapport avec les émotions en résonance, ou si les questions que nous posons sur ce thème rencontrent un vif intérêt pour un ou plusieurs membres du système familial.
(Michel Maestre parle alors d’alliés et non plus d’interférence,)
Il va de soi que pour nous, notre appartenance au système thérapeutique n’est plus à démontrer, lors de la rencontre ; se priver de ce que l’on ressent dans cet espace serait comme n’écouter que d’une oreille, ne voir que d’un œil, de sentir que d’un nez !!! non ça !!!
Lorsque nous parlons d’une famille ou d’un patient ce n’est pas seulement de lui que nous parlons, mais bien aussi, et surtout de notre relation à lui,
Et ce que nous ressentons dans cet échange vient dire quelque chose de cette relation.
L’intérêt d’utiliser en l’occurrence le concept de résonance, se trouve dans l’utilisation que nous allons en faire au cours de l’entretien ; une fois l’émotion repérée, elle deviendra utile dans le système, dans la mesure où elle apporte une information supplémentaire au patient (à la famille) au sens ou l’entendait Bateson, c’est à dire énoncer un message qui créé une modification.
Mony Elkaïm le décrit  très simplement dans un de ses ouvrages (« entre résilience et résonance ») : il indique qu’il utilise ce terme pour désigner cette situation, où, je cite :

« ce que nous vivons a une utilité pour l’autre ou pour le contexte dans lequel ce sentiment émerge ; cette utilité en général consiste à renforcer l’autre dans ses croyances profondes, à renforcer la stabilité des croyances du système humain dans lequel nous vivons ce que nous vivons »

, Il rajoute que :

«Ce que nous ressentons au cours des entretiens n’est pas lié à notre histoire seulement, mais à été sculpté par les personnes avec lesquelles nous ressentons ce que nous ressentons» (p25).

Ce ressenti qui nous envahit, revêt alors une utilité pour celui qui nous fait face ; ou pour le contexte dans lequel on se trouve ; s’il n’est pas exploré, ce sentiment risque alors de renforcer la carte du monde, (les croyances) de l’autre.
(Ce qui apparaît alors appartient à plusieurs systèmes humains simultanément ; lorsque les systèmes humains se rencontrent, c’est comme si un comportement particulier finissait par apparaître ; ce comportement qui va se dérouler à l’intersection des différents systèmes, va renforcer une conviction commune à chacun de ces systèmes et protéger un équilibre apparemment important pour leurs membres, (homéostasie))
( c’est peut être un peu barbare ou barbant comme définition)
Une fois ce sentiment repéré il va nous permettre d’élaborer des hypothèses, de les vérifier, et d’intervenir,
Quand nous sommes dans une relation d’aide, voire de psychothérapie, et que nous vivons quelque chose qui nous sort de notre neutralité bienveillante, il est important de nous demander non seulement à quoi cela nous renvoie bien sûr, mais également quelle est l’utilité de ce qui se passe là pour les croyances de chacun ; c’est en cela que le terme est systémique ; c’est de trouver l’utilité que revêt ce vécu dans les différentes constructions du monde ; la mienne et aussi celle du patient.
Cela signifie que lorsque différents systèmes sont en interaction autour d’un même thème, si l’on modifie le comportement ou le fonctionnement d’un des systèmes en jeu, le reste des systèmes peut également changer.
Combien de fois en entretien nous nous sommes surpris à ne pas nous souvenir de la profession d’un des membres, pourtant souvent évoquée, de la position d’un tel dans une fratrie, des prénoms d’un des différents acteurs, d’être troublé par des dates qui semblent ne pas correspondre avec une certaine logique ou chronologie ; ou bien encore de ressentir un certain malaise, une impatience, un agacement, se laisser entraîner dans une danse (agréable ou pas d’ailleurs).
Faire part alors, à ce moment, à notre interlocuteur, de ce par quoi nous sommes traversé, est un exercice précieux et très aidant.
Mony elkahim dit :

« le premier outil du thérapeute, c’est lui même» «Vous êtes en séance et quelque chose naît en vous. De la même manière qu’un thérapeute systémique recherche la fonction du symptôme dans un système, demandez vous quelle est la fonction de ce que vous vivez, de l’idée que vous en avez en ce moment, pour ce système dont vous faites partie. Et vous allez découvrir des choses très intéressantes».

Ainsi, lorsque je rencontre Sarah, je suis troublée quant à sa place dans la fratrie ; au bout de quelques entretiens je ne parviens toujours pas à me rappeler la place qu’elle occupe, Est-elle l’aînée, ou bien la seconde ? Tiens c’est marrant, cette histoire me rappelle quelque chose ! mais il n’est pas question de cela pour l’instant et je fais le choix (je ne sais pas aujourd’hui si cela en était un réellement) de lui faire part de ma gêne, et de l’interroger sur ce point. Troublée à son tour par mon interrogation, elle me surprend par sa réponse qui nous emmènera dans un axe de travail inattendu pour les quelques RDV à venir.
En fait, ce petit détail qui revenait sans cesse à mon esprit et m’empêchait peut être d’avancer, mis à jour et interrogé simplement, a permis à Sarah de parler d’événements dont elle dit n’avoir jamais pu parler auparavant…
J’aime donc à penser que ce qui s’est passé là, a permis à Sarah d’évoquer quelque chose, un moment de sa vie particulièrement important et douloureux dans son histoire.
Dans cette accompagnement auprès de Sarah, j’ai compris comment la résonance était au travail et qu’elle nous a permis de dépasser quelque chose qui venait faire obstruction au processus, une pierre au milieu du chemin. (tiens c’est marrant j’avais écrit raisonance comme en lien avec la raison…)
Il est évident qu’en entretien, nous n’avons pas le temps de travailler sur ce à quoi, dans notre propre famille, (notre famille d’origine) un thème nous renvoie ; mais il demeure important de le repérer afin d’éviter de renforcer ce même thème dans nos constructions du monde respectives,
Mony Elkaïm, disait :

«repérer les mines rend possible la traversée du pont». l’accompagnement de Sarah a pu se poursuivre, sur ce chemin, en douceur.

Pour garder la métaphore du chemin de tout à l’heure, c’est comme si nous nous étions servi des pierres qui étaient au milieu du chemin pour fabriquer un pont et nous permettre de traverser la rivière.
Ce qui nous permet de ne pas rester prisonnier de notre construction du monde qui s’est établie au fil du temps pour nous protéger, c’est l’expérience de cette flexibilité des systèmes nouveaux que nous allons rencontrer, et qui nous fera découvrir d’autres chemins, d’autres croyances que celles de la prophétie auto-réalisatrice, au-delà de la répétition ; des chemins qui nous feront découvrir d’autres paysages de croyances et cesseront alors de renforcer sans cesse ceux que nous connaissions déjà.
L’analyse de la résonance permet donc d’agir sur ce qui agit sur soi d’abord.
Elkaïm propose d’utiliser le vécu du thérapeute dans le processus thérapeutique. Il développe ainsi les concepts d’assemblage et de résonances :

«j’appelle résonances ces assemblages particuliers, constitués par l’intersection d’éléments communs à différents individus ou différents systèmes humains, que suscitent les constructions mutuelles du réel du système thérapeutique ; ces éléments semblent résonner sous l’effet d’un facteur commun, un peu comme des corps se mettent à vibrer sous l’effet d’une fréquence déterminée» (Elkaïm, 1995, p. 602)

Notre vécu, que j’appelle «résonance», est certes lié à notre histoire, mais il n’a pu s’amplifier que parce qu’il a une fonction dans le contexte présent.
En questionnant la fonction de notre vécu dans le système thérapeutique on peut ensuite emprunter le pont singulier créé par les résonances et utiliser nos émotions en veillant à ne pas envahir le système thérapeutique.
Nous sommes toujours en résonance, mais, d’une manière générale, nous n’avons pas besoin de l’analyser , car le décalage entre notre histoire et celle de nos patients est suffisant pour maintenir la flexibilité du système sans qu’on ait à le faire.
L’analyse de ces résonances ne s’impose que s’il y a blocage, lorsque l’interaction de ma construction du monde et celle des patients produit une danse si répétitive que personne ne peut plus aller de l’avant. Mon rôle est alors de flexibiliser cette résonance (et par conséquent le système thérapeutique dans son ensemble) en faisant émerger sa fonction.
Permettre à la personne de troquer son armure contre un bouclier ; certes l’armure protège mais elle empêche tout contact avec le monde extérieur, tandis que le bouclier (qui est amovible) n’empêche pas ce contact.
Dans l’exercice professionnel qu’est le nôtre, il y a le cadre, la clinique, les impératifs, la T2A, la DMS, dont il faut tenir compte, mais aussi l’improvisation parfois, et le laisser aller, le feeling, le ressenti, l’envie, la rencontre et la co-construction…
il est décrit dans cet article de l’information psychiatrique, que :
«L’amour du métier permet d’aborder le choix et les modalités de notre engagement : amour du savoir et de sa transmission, amour pour la clinique qu’elle soit référée au médical et au projet de normalisation des troubles ou plus orientée par l’amour de la folie, du délire, ce qui dérange et s’oppose à une idéologie dominante raisonnable, rationnelle. Ce qui fait l’intérêt de notre pratique c’est qu’elle émane d’une élaboration en équipe, s’inscrit en lien avec le socius et en réseau. La psychiatrie et le désir qu’elle a mobilisé depuis plusieurs générations, en particulier à partir de cette idée généreuse qu’est le secteur, sont aujourd’hui menacés par l’entreprise managériale qui rationalise, standardise, rigidifie notre pratique clinique ou la réduit à une instance de contrôle social»(information psychiatrique volume 86 de 2010)
J’aime bien faire le parallèle entre les voyages et le travail en psychiatrie ; et je trouve que le poème d’Antonio Machado illustre bien ce périple.
«voyageur, le chemin c’est les traces de tes pas, c’est tout, voyageur, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant, en marchant se fait le chemin, et quand tu regardes en arrière tu vois le sentier que jamais tu ne dois à nouveau fouler voyageur, il n’y a pas de chemin rien que des sillages sur la mer tout passe, tout demeure mais notre affaire est de passer, de passer en traçant des chemins, des chemins sur la mer»
Chaque voyage est différent, le même pays n’est pas le même voyage pour chacun d’entre nous, les chemins pour le découvrir sont autant de possibles.
Ce voyage sera singulier, jamais le même d’un projet à l’autre, d’une rencontre à l’autre, de l’un à l’autre !
Alors pour revenir et s’appuyer sur l’argumentaire de ces deux journées, nous revendiquons d’être de simples ouvrièr(e)s d’un artisanat méticuleux, précis et précieux ; d’un savoir faire et d’un savoir être fragiles, d’une liberté certaine, qui nous enrichit de ses partages et de ses rencontres.
Au-delà de toutes les obligations requises, nous gardons une liberté immense dans ce qui se passe entre nous et les personnes que nous recevons ; il en va de la subjectivité de chacun et de notre propre folie créatrice.
Nous sommes les artisans du soin, les toutes petites mains ; ce que nous fabriquons pourtant n’est pas visible, pas toujours quantifiable, peu évaluable.
Chaque rencontre est singulière est faite d’autant de possibles.
Au-delà du cadre exigé et des comptes demandés par l’autorité (les autorités), nous avons la liberté de faire et d’être ce que nous sommes chacun de nous.
Se laisser porter par cet inconnu de la rencontre et se laisser aller au ressenti, vissé aux connaissances acquises et à venir, chevillé aux partages entres collègues et cousue de doute et d’hypothèses feront d’autant de plaisir de travailler ensemble, et d’accompagnements possibles.
Cette co-construction demeure réalisable pour chacun de nous ; accepter de se laisser aller à ses ressentis là, sont d’un incroyable secours et permettent de traverser des ponts que l’on pensait infranchissables et des rivières en crue.
Marcel Proust disait (dans « a la recherche du temps perdu ») que

« le véritable voyage ne consiste pas à trouver de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux. »

Alors une fois la nouvelle paire de lunettes sur le nez, se laisser guider par son instinct et sa propre histoire, aller à la créativité libre et infinie…
Conclusion :
Le tout est de doser correctement le dosage ; trop d’émotions conduirait à un histrionisme débordant, l’absence d’émotions au pire rendrait associable.

Texte de Frédérique Béraud

INTRODUCTION

Comment se met-on à écrire sur son travail ? Pourquoi retenir ce thème des émotions….. Dans notre boite à outils ? À une période où dans nos institutions, dans notre société tout nous ramène vers les chiffres, les comptes et toujours plus de rationnel.
Pourquoi vouloir parler, écrire nos émotions qui par leur essence même ne se disent pas, ne s’écrivent pas puisqu’elles sont du côté du ressenti. Dans un contexte de rationalisation aurions-nous besoin de maîtriser, de contrôler nos émotions.
Quelle serait alors cette nécessité à vouloir vous en parler et leur accorder une attention particulière dans notre quotidien de soignants ?
Une émotion se définit par le fait même de se ressentir et loin de s’écrire…..
Et pourtant les mots tentent de traduire nos émotions, des histoires qu’on nous raconte, qui nous traversent, qui rendent compte des maux des patients.
Une mise en récit de ce que les patients nous expriment de leur souffrance. Comment nous nous faisons les traducteurs, les interprètes de ce langage de maux (MAUX).
Soignants, nous sommes, les interprètes d’un langage perturbé, discordant, dissocié si souvent incompréhensible…..tentative au travers des histoires, des ressentis, des émotions de mettre en récit des existences troublées. Chacun va tenter de raccorder ces bouts de vie exprimés et dispersés dans un collectif soignants. Une écoute attentive et singulière d’un soignant remis dans le pot commun du collectif qui a plusieurs permet souvent de raccommoder ces récits déchirés.
Pouvons-nous «étouffer», garder dans le silence ce que nous ressentons avec les patients au sein de nos institutions ?
Comment rendre conte sans compter (vous l’écrirez comme vous voulez !)Dans un contexte où il s’agit plutôt de contrôler de discipliner ce qui risque de déborder. Une tendance à mettre aux normes afin de garantir une qualité relationnelle standard.

Le contexte

A l’hôpital la souffrance, le singulier, l’intersubjectivité entrent en tension avec la rationalité instrumentale et son cortège d’outils de standardisation, de normalisation.
Faire du mieux avec moins…. Se rapprocher des besoins et apprendre à les prioriser….. ça met en crise pour un mieux…. paradoxe de la performance !
Christophe Dejours, psychiatre, décrit la nécessaire mise en tension entre le travail réel et le travail prescrit. Le travail prescrit correspondant à l’ensemble des normes, des procédures, des règles formalisées par les experts. Ces normes et prescriptions sont définies pour l’ensemble. Elles sont définies pour des situations standardisées. Or, nous savons que la réalité de terrain ne peut être la même pour tous et encore moins standardisée.
Pour toute situation de travail, dans toute équipe il existe un écart, non pathologique, entre le travail réel et le travail prescrit. Il est impossible de prédire et de définir l’ensemble des situations et des réactions que des individus vont rencontrer.
Il ne s’agit certainement pas de les opposer mais plutôt, d’être attentif à cet écart qui va montrer comment, à partir de l’expression des soignants et leur propre subjectivité en situation réelle, ils se sont saisi des règles imposées pour tendre vers leur propre performance. La nécessité de mettre en lien, de relier ce qui a été créé et inventé par les individus en situation avec ce qui est demandé et prescrit. Faire de l’action des individus une réelle ressource au service du système.
Un certain paradoxe traverse aussi nos institutions : la transparence des chiffres, des données chiffrés, des comptes à ciel ouvert qui suscitent chez tous les soignants du questionnement et parfois même de l’inquiétude quant à sa rentabilité dans tel ou tel service au regard de l’activité qu’il côte et dont il doit rendre des comptes. Ce qui pose la question de la pérennité de son action dans un ensemble comptable où le chiffre prime. Le soignant se retrouve pour le coup, seul, pris, étranglé dans une angoisse qui le met en tension à une place où la nécessité est d’apporter au patient un soin de qualité à moindre coût.
Comment allier la gestion des activités soignantes soit « la production de soins » avec le « prendre soin » ? Comment faire de la gestion des soins une production de sens pour les équipes et une organisation au plus près des besoins des patients.
Qui peut apaiser cette tension ? Comment peut-on s’en préoccuper afin d’éviter de détourner chaque soignant de son objectif premier qu’est le soin psychique ?
La communication, qui favorise la circulation des représentations des uns et des autres ainsi que la recherche de sens peuvent aider à améliorer les choses.
Les tensions exprimées par les soignants pourraient être considérée comme des leviers pour l’action et non comme un simple rejet d’un système sous forme de contestation. La prise de parole viserait à réconcilier les deux sphères mises en tension actuellement, la sphère gestionnaire et celle de la clinique.
L’institution est là pour instituer, décider et établir un cadre dans lequel chacun des acteurs va traverser avec sa propre subjectivité. Une façon très personnelle pour chacun d’entre nous de traverser les institutions.
L’institution qui reçoit, contient et limite afin de recevoir, contenir et limiter l’émergence des pulsions émotionnelles de la souffrance des patients et par la même, des équipes qui les accueillent.
Comme la mère qui, au début de la vie de son enfant contient, par ses mots, l’excitation manifestée afin que les pulsions ne l’envahissent pas et l’aide à construire son monde interne. Bion parlait d’ « appareil à penser ».
L’institution va jouer ce rôle également en recevant la souffrance des patients à travers les différents dispositifs qu’elle institue. Soit d’une certaine façon :
L’organisation du quotidien au plus près des patients et portés par les équipes soignantes.
L’organisation du collectif qui, au travers des réunions cliniques, notamment permet à chaque acteur de se situer et de se repérer dans un espace institutionnel.
Dans le champ institutionnel, il va de soi que trois niveaux complexes s’entrelacent et participe à la dynamique collective. Chaque acteur est traversé par sa propre histoire, c’est la dimension individuelle. Sa pratique en tant que soignant va être également sous-tendue par la référence théorique qui lui sera proposée ainsi que la tradition culturelle et historique de l’institution.
Cette culture des pratiques va traverser l’ensemble des soignants.
Chacun de nous reçoit le même message mais il est traversé différemment en fonction de nos propres subjectivités.
Cette dynamique institutionnelle vise à favoriser une grande diversité relationnelle tant du point de vue des cliniciens que des gestionnaires.
Centrée sur l’analyse et la reformulation des demandes de soin et des mouvements institutionnels, elle recherche sans cesse à élaborer des techniques de soins visant à lutter contre un collectif qui aurait tendance à se rigidifier dans un contexte aliénant.

Dans sa quête d’apaisement, le patient est à la recherche d’un contenant psychique. Pour cela, le soignant est aussi à la recherche d’un contenant psychique.
On pourrait alors parler de fonction contenante de l’institution, dans sa fonction pare-excitatrice.
Mais qu’en est-il quand celle-ci n’occupe plus cette fonction ?
Comme tout système vivant, l’institution peut être en crise, sa dynamique et son organisation décrite plus haut s’en voit perturbée et troublée. A un moment donné, une certaine confusion vient déstabiliser les repères au préalablement définis. Les modes de communication s’en voient fortement changés et modifiés. A ce moment-là, il peut y avoir une certaine confusion entre la finalité et les moyens alloués pour sa réalisation.
Les règles institutionnelles sont à redéfinir afin de retrouver une dynamique institutionnelle dans laquelle chacun des acteurs pourra s’inscrire.
Les règles peuvent répondre aux besoins actuels réels de l’institution et sont en accord avec le contexte, ou bien elles peuvent répondre à des nécessités du passé et ainsi devenir désuètes, voire mythiques.
Selon Guy Ausloos, systémicien,  « le mythe familial est un certain nombre de croyances bien systématisées, partagées par tous les membres de la famille, au sujet de leurs rôles respectifs dans la famille et de la nature de leurs relations ». Il rajoute également que « le mythe reflète l’image que la famille veut se donner d’elle-même, que cette image corresponde ou non à la réalité ».
En ce qui concerne les institutions nous pouvons également parler de mythe, tel le mythe fondateur qui a permis au travers des croyances des membres présents à l’origine d’impulser et d’orienter vers la réalisation du projet institutionnel.
Ces croyances, en accord avec l’idéologie du moment et les convictions des membres fondateurs peuvent se trouver en distorsion au fil du temps avec le cheminement des uns et des autres et engendrer des règles inadéquates.
Une redéfinition de celles-ci est à repenser afin de remobiliser chacun des intervenants, en veillant par des modes de communication suffisamment explicites, à s’arrimer au collectif pour trouver du sens au projet.

Et les émotions dans tout ça…..
Comment pouvons-nous retranscrire les émotions du travail et de notre quotidien avec les patients et dans les équipes alors qu’il semblerait, qu’actuellement persiste une certaine surdité psychique.
Suffisamment professionnelle….une certaine crainte de l’irrespect. Ne pas se substituer à l’amour des proches. Il ne faudrait pas s’attacher aux adultes que nous soignons.
La fameuse « bonne distance relationnelle » dans laquelle il convient d’être empathique de façon professionnelle. Serait-elle normée ?
Je suis en colère ce matin, les choses n’avancent pas comme je le souhaiterais….. Un patient dont nous parlons depuis quelque temps entre nous est seul, reclus chez lui et refuse toutes nos tentatives de lien…..chacun manifeste sa préoccupation différemment ! Certains paraissent distants, d’autres plus préoccupé, certains ne souhaitent pas intervenir au regard de la clinique et les idées de persécution que ce patient exprime à notre égard….d’autres sont prêts à y aller…qu’allons-nous faire ?
La colère, le sentiment de perdre du temps……un sentiment d’impuissance me donne tout de même de l’énergie pour nous bousculer en équipe afin d’entrainer un mouvement qui proposera du soin au patient en souffrance.
Ne pas en avoir peur, l’accueillir et s’en servir comme d’un levier pour un mouvement de soin, un mouvement de vie et d’énergie au service du soin psychique.
Utiliser ce qui nous gêne…
Etre assurément et tranquillement attentif à ces émotions qui nous traversent qui sont source d’énergie, force et socle de créativité au sein d’une équipe.
Une posture professionnelle serait de se réinventer sans cesse (position basse). Innover pour se rapprocher des besoins doit être le principal objectif et apprendre à les prioriser.
Faire le pari de l’individuel dans un collectif.
Accueillir, dans le groupe-patients, dans le groupe-équipe les individus isolés et perdus dans des espaces collectifs……recueillir les mots, les maux, les mois…..la souffrance….des bribes de mots qui expriment une souffrance, une solitude.
Des murs humains qui contiennent, qui soutiennent, qui encerclent, qui entourent…..qui nous entoure pour relier des bouts de discontinuité que la folie… la maladie met à l’épreuve des existences
Écouter, offrir un café, une boisson, une attention, un regard, ausculter un corps, sont autant de petits bricolages qui concours à prendre soin et d’une certaine façon à soigner l’ambiance.
Ce que je retiendrais de la notion d’ambiance me vient de la psychothérapie institutionnelle qui cherchait à explorer tout ce qui se met en œuvre au niveau institutionnel pour le soin et où la responsabilité de guérir appartiendrait autant aux malades qu’aux soignants par la structuration au quotidien d’un travail d’ambiance autour de la désaliénation des rapports soignants / soignés.
Le patient investit des choses, des personnes, des espaces qui contribuent à changer sa construction du rapport au monde. Il s’agit de préserver le côté humain de la relation là où la personne se trouve, en se servant du milieu hospitalier comme facteur thérapeutique.
Alors oui, il nous faut porter, plus que jamais, une attention particulière à tous nos petits bricolages du quotidien. Revendiquons les anecdotes du quotidien avec les patients et équipes.
Un quotidien rythmé à l’identique dans son organisation (planning des soignants, planification des soins, rendez-vous programmés) qui offre une disponibilité repérée dans laquelle émerge chaque jour des demandes singulières et inattendues.
Cette nécessaire mise en mouvement des uns et des autres offre à chacun un espace repéré dans lequel la recherche de solutions devient possible.

Rester très attentif à ce qui passe dans le quotidien des patients et avec les patients. Accorder du temps à la mise en récit par les patients et les soignants de ce qui se passe jour après jour. Ce qui implique aussi, pour les soignants que sommes, la nécessité d’une permanence au long cours de l’attention portée à la vie psychique au quotidien. Soit le souci de cultiver l’ambiance et de son ajustage, en permanence dans le soin avec les patients.

Une Ambiance se perçoit aussi dans les murs, dans l’humeur de l’équipe. Le pouls de l’équipe donne des indications sur les demandes et leur contexte. Je parle souvent de l’effet miroir de ce qui se vit avec les patients se rejoue, se perçoit, et se ressent dans l’équipe. Sans oublier que cet effet est inversement valable.
Alors, oui, il nous faut penser les pratiques afin de  panser au mieux les pratiques.

la demande

Mais au fait au départ…. Qui demande quoi? Pour qui ? A qui ? Faire le pari de transformer l’injonction qui est faite en demande, celle qui nous est faite pour en faire une véritable opportunité de changement.
Dans une dimension institutionnelle, l’ouverture, la fermeture, la création d’une nouvelle structure est souvent vécue comme une injonction.
Je suis en panne d’idées pour avancer, pour accompagner, pour innover en panne d’imagination pour soutenir les projets. Comment faire ?
Je me suis tournée, comme chaque matin, vers vos idées, vos mots, vos envies, votre clinique quotidienne. Cette énergie et ce souci de traduire en mots ce que les patients vous ont dit m’ont remis en lien avec vous et le désir de composer de bricoler ensemble m’est revenu.
A partir des doutes, des colères, des peurs…..puiser dans ces mouvements, cette énergie, au profit d’une force créatrice qui feront naitre de nouvelles idées de nouvelles modalités de soin à offrir aux patients.
Ne pas redouter ces mouvements irréguliers qui font avancer mais parfois reculer la créativité individuelle et collective. Ne pas avoir peur d’un mouvement de repli pour un individu et même d’une équipe qui se cherche et se cherche une nouvelle identité.
Ces émotions, ces colères tient compte d’un ensemble très large, équipe, environnement, institution, usagers, qui seront la force, l’énergie nécessaire pour un changement, une véritable opportunité pour créer, innover.
Être innovant dans toutes les dimensions. Imaginer toutes les solutions.
S’appuyer sur toutes les compétences.
A partir de ce que chacun rapporte du lien avec un patient se tisse alors dans l’équipe des liens qui cherche à décoder, à comprendre, la demande qui lui ai faite.

Un travail en circularité qui permet à chacun de se représenter l’idée que l’autre se fait aussi du problème, de la demande. Ne pas hésiter à prendre le temps de partage de nos ressentis, de nos compréhensions de nos incompréhensions d’une situation particulière.
Partager nos subjectivités serait l’occasion rêvée de prendre le temps, à partir de nos propres résonnances, grâce à nos émotions des pistes de compréhension pour le patient.
Les réunions d’équipe, sont autant de moments de riches et favorables pour puiser attentivement dans ce terreau de subjectivités. Qui permettra à chaque professionnel de se mettre en mouvement au regard de la situation clinique partagée afin d’ouvrir un possible au patient qui en souffrance.
Les différents acteurs vont chercher à se mettre en phase afin de trouver le bon rythme, parfois au travers d’émotions partagées, et aussi une réponse pour aider au mieux la personne en difficulté et son entourage.
Nous tentons à plusieurs de donner un sens par une mise en mots à des vies, à des histoires de vie sans fil conducteur.

Ne pas avoir peur et revendiquer ce nécessaire bricolage autour des émotions que nous ressentons qui font de nous les soignants que nous sommes, que nous utilisons comme outil thérapeutique dans un soin porté à plusieurs.

la rencontre

Sans cesse, créer et favoriser les conditions de la rencontre avec le patient. Comment nous soignants restons perpétuellement attentifs, inventifs dans ce cœur de métier pour chercher à tisser du lien si fragile avec les patients.
Au cœur même du délire, de ce monde qu’il créé pour tenter d’apaiser sa souffrance le patient essaye toujours de nous dire quelque chose de sa souffrance. Il nous aide à la comprendre. Et ensemble, va se créer une relation singulière, particulière, qui va tenter de baliser et accompagner les mouvements de la relation de soin.
Créer un espace (espace humain, des soignants, un collectif) pour la rencontre et oser également, que cette espace ne soit pas toujours très bien défini, délimité afin que tous les possibles puissent être pensé, rêver voir même réaliser.
Se laisser surprendre, ne jamais être sûr de l’endroit, du lieu, du moment où se fera cette rencontre. Souvent, la voiture se révèle être un espace de lien.

Le plaisir de soigner :

Etre attentif à ce que chacun amène de son vécu de la relation avec le patient afin de le remettre dans le pot commun de l’équipe.
Porter un regard attentif sur ce que l’on a construit individuellement puis collectivement.
Restons, plus que jamais, attentif à tous les mouvements singuliers et collectifs qui feront le terreau des équipes soignantes et qui permettront à chaque patient d’exprimer et de confier sa souffrance. Un travail de co-construction où chacun d’entre nous occupe une place différente apportant cet indispensable regard décalé de la situation vécue.
Pour notre intervention d’aujourd’hui et dans ce travail de co-construction, pour lequel je revendique le fait d’occuper une place assurément décalée, je confie le soin à Nataly, de continuer à vous raconter et vous parler plus en détails de ce merveilleux bricolage de soignant, qui rend compte d’un véritable travail artisanal du quotidien.