C’est mon patient, je ne le partage pas

Pédopsychiatrie Corto Maltese Gap et Pédiatrie CHICAS Gap

Sylvie :

Le titre que nous avons choisi pour ces journées met peut-être en exergue la difficulté de travail entre deux équipes dont le discours parfois diffère. Pour la psychiatrie, nous tentons de faire naître le sujet afin qu’il trouve les solutions qui lui permettront d’affronter les problématiques qu’il rencontre. Pour la pédiatrie tenter de restaurer le corps, en agissant parfois pour le sujet. Comment concilier deux abords du soin dont la finalité peut parfois s’opposer ? (soutenir les petites trouvailles qui aideront le sujet à affronter le monde / Faire pour lui)
Dans le travail de liaison, alors que souvent partager sa pratique semble ne pas aller de soi (“c’est mon patient, je sais ce qui est bien pour lui, je ne souhaite pas d’autres soins, je m’en occupe!” ) une des caractéristiques de ce dispositif est justement basé sur l’idée de partage.
Partage vient du terme latin « Pars Agere »

Pars = (part, portion) avec une part faire avancer. Il y a aussi l’idée de se séparer de quelque chose. Agere = pousser, faire, agir.
Le partage c’est le fait de concourir (collaborer) en y mettant sa part. Dans l’idée de concourir, il y a l’idée de rencontre. Aller à la rencontre des soignants du service de pédiatrie et contribuer au soin. Pour les soignants du service de pédiatrie venir à notre rencontre et partager la problématique qui pour un temps, nous rassemble autour d’un sujet.
Partager, c’est prendre part. Dans le travail de liaison chaque soignant engage une part de soi qui ne va pas sans partage et sans amour. C’est un bricolage, une pratique qui ne peut se faire qu’à plusieurs. Cela implique que les deux équipes se concertent et cherche ensemble des solutions, des stratégies de soins qui impliquent deux discours et décident de ce qu’il convient au mieux de mettre en place pour le bien-être et la sécurité du sujet.
C’est travailler avec deux praticiens hospitaliers (pédiatre et psychiatre) dont les objectifs, dans le temps entre autre, n’ont pas toujours la même résonance.
Dans Agere il y a l’idée de domaine, de champs : agir dans un lieu ( la pédiatrie) et dans nos compétences.
C’est donc autour d’une participation commune que peut se faire cette clinique singulière entre deux services qui oeuvrent généralement chacun de leur côté. C’est une clinique plurielle.

Camille :

M. est une jeune fille de 16 ans, hospitalisée en pédiatrie en 2016 pour anorexie. Deux autres hospitalisations vont suivre
Un contrat est établit entre M. et l’équipe médicale . Elle doit manger à chaque repas avec présence d’une infirmière du corto
Les permissions, visites des parents, utilisation du téléphone portable, activités et sorties dépendent de sa prise de poids.
Lors de la 1° hospitalisation, le motif d’entrée est la perte récente de poids, avec amaigrissement, liée à une diminution progressive des rations alimentaires.
La jeune fille se dit angoissée par :

La nature et la quantité des repas
La pression scolaire, actuellement elle est sur-investie, en première L
La peur de grandir, la culpabilité vis-à-vis de ses parents avec qui elle est très fusionnelle.

Si on la questionne sur ses goûts vestimentaires, elle n’a pas d’idée précise, elle porte souvent les vêtements de sa sœur 4 ans plus jeune.
Après les repas, un temps d’échange est mis en place avec l’équipe de pédiatrie afin de discuter de ce temps de partage avec M. Le soir, c’est l’équipe de pédiatrie qui est présente pour les repas dans la mesure du possible. Le suivi de M s’effectue par les pédiatres et une pédopsychiatre. Des visites régulières de ces intervenants permettent des prises de décisions conjointes.
Au cour de l’hospitalisation, un lien entre l’équipe médicale et M s’est établi progressivement par le biais de discussions, ce qui a permis de la connaître de mieux en mieux.
Nous avons appris qu’elle aimait :

la lecture: elle lit actuellement Harry Potter en anglais;
la télévision,
la musique,
passer du temps avec sa famille,
les jeux d’enfants comme les playmobiles (mais n’ose l’avouer à ses parents de peur de leur faire honte…)
elle a une fascination pour la période de noël.
Nous nous interrogeons sur la décompensation qui survient au moment de noël où le repas a une place importante au sein des familles.
M est consciente que certaines de ses activités ne sont pas adaptées à une adolescente de son âge ; mais elle aime cela et ne souhaite pas grandir.
Elle reste ouverte à la communication avec l’équipe et essaie très régulièrement de négocier avec elle.
Pendant cette première hospitalisation, je me suis beaucoup occupée de M. Nous parlions souvent ensemble notamment du dernier Harry Potter que je lisais au même moment. Elle était au même lycée que moi au même âge et cela nous a permis d’établir un certain lien.

Anaïs:

Puisqu’il est question d’amour dans le soin dans cette journée, dans la Grèce Antique, l’amour était défini par 4 termes différents:
• L’ “Eros”, l’attirance mutuelle, le désir charnel;
• Le “Philos, Philia ”, l’amitié ou l’estime réciproque;
• L’ “Agape”, l’altruisme, l’empathie vers l’autre;
• Le “storge”, l’amour filial,comme l’affection d’un parent pour un enfant.
Ces termes évoquent des possibles façons d’être dans le transfert et le contre transfert: le soignant est souvent animé par l‘ “Agape”, l’empathie vers l’autre ou quelque chose du “Philos”, l’estime réciproque, comme Camille l’infirmière ou pour M. la jeune fille.

Camille :

Ce lien m’a aidé lors de sa prise en charge médicale. Notamment, lorsque nous avons dû lui poser
une sonde naso-gastrique.
M. appréhendait énormément ce soin, ce que je peux tout à fait comprendre.
Donc, nous avons eu la possibilité de prendre du temps pour parler de notre lecture actuelle en partageant nos avis sur les personnages. Cette conversation a permis que le soin se passe bien tant pour elle que pour moi.
M était très attentive à des détails, toujours à remarquer si nous avions des boucles d’oreilles ou quelque chose de changé. Un jour je m’étais faite 2 tresses, M m’a complimenté pour cette coiffure et s’est faite la même le lendemain.

Anaïs:

Cette rencontre dans le soin s’est bâtie les jours précédents où Camille l’infirmière accepte que M. connaisse une part d’elle-même, de ses goûts, de ce qu’elle aime…
Tout son savoir-être, soutenu par la parole ,permet que cet acte invasif, soin spécifique de sa pratique, se fasse au mieux.
Et que M. accepte un instant de s’en remettre à l’autre.

Camille :

Lors de la 2° hospitalisation, un an plus tard, la prise en charge est similaire.
Le contrat contient plus de restrictions : chambre seule, salle de bain fermée, pas de salle de jeux…
M. veut tout contrôler en permanence : ses entrées et sorties de l’hôpital. Pour elle, il suffit de perdre du poids pour être hospitalisée en pédiatrie où on s’occupe d’elle, on la « cocoone ». Elle sait quand elle sortira, elle voudrait d’ailleurs être chez elle pour son anniversaire, ce qui ne sera pas le cas.
Elle verbalise la « jouissance » liée à sa perte de poids.
L’approche des fêtes lui donne encore plus envie de rester dans l’enfance.
Pendant cette hospitalisation, M. cache une partie de ses goûters pour « nourrir » une autre patiente dont l’apport glucidique était contrôlé.
M. apprend que ce n’est pas elle qui est décisionnaire mais l’équipe de soin.
Une infirmière du Corto fait un travail corporel auprès de M., qui sera ensuite relayé par un psychomotricien qui fait lui aussi partie de l’équipe du Corto-Maltese.
Un mois plus tard, elle est hospitalisée pour la 3ème fois.
Sa perte de poids est rapide depuis sa sortie car elle ne s’alimente pas à midi. Elle se frappe lorsqu’elle mange : « soit je ne mange pas et je vais bien psychiquement ; soit je mange et ne vais pas bien. Je me renferme, je me tape… ».
La conduite à tenir du pédiatre est que M. soit en chambre individuelle; sa salle de bain est fermée à clé et ses affaires sont gardées par l’équipe hormis ses vêtements. Elle n’a ni son téléphone portable
ni sa tablette et pas de visites. Des pesées surprises sont faites tout au long de la semaine à des heures variables.
Toutes ses mesures seront réévaluées au cours de l’hospitalisation. M ne doit pas être « nourrie psychiquement ».
Au cours de cette hospitalisation, M. nous signale lorsqu’elle a besoin qu’on lui ouvre sa salle de bain. Ensuite elle nous observe et nous écoute devant la porte de sa chambre tout au long de la journée. Il lui arrive aussi de nous suivre dans les couloirs.
Le comportement de M. agace une partie de l’équipe, qui se sent constamment observée ou écoutée. Lorsqu’une des soignantes demande à M. de ne pas rester dans le couloir, celle-ci s’est installée derrière la porte vitrée de sa chambre et a continué à nous observer.
Elle met de la musique forte et danse énergiquement dans sa chambre : chose qui ne lui sera plus autorisée . Elle est habillée très légèrement pour la saison.
M. semble plus résignée qu’avant. Elle dit être consciente des conséquences de son état de santé mais ne peut imaginer vivre sans maladie.
Pour elle, la maladie a un côté rassurant et pense que seul, un centre spécialisé peut l’aider.
De bric et de broc, un travail de liaison.

Sylvie:

Depuis de nombreuses années, le centre de psychiatrie infanto-juvénile travaille en partenariat avec le service de pédiatrie et le service des urgences. Nous intervenons à leur demande. Chacun des services cités fait appel à nous lorsqu’un mineur les interpelle : tentative de suicide, comportement « étrange », mal-être etc.

Anaïs :

La mission de liaison est une des diverses missions du CMP Corto Maltese; nous ne sommes pas une équipe dédiée disponible en permanence sur place comme les IDE de la psychiatrie adulte. Nous assurons cette mission principalement avec Sylvie mais aussi la partageons avec les autres IDE de l’unité: mission assurée dans la continuité par l’intervention en service de pédiatrie le week-end de l’IDE d’astreinte de pédopsychiatrie.
Cette première rencontre a pour but une première évaluation pour déterminer s’il y a nécessité de faire intervenir un psychiatre dans l’immédiat et/ou faire alliance avec le patient, sachant qu’un psychiatre interviendra secondairement.
Anaïs: C’est avec un recueil de données de la personne dans une dimension holistique et notre jugement clinique partagé avec le pédopsychiatre et le médecin du service d’accueil qui conviennent de la suite des soins.
Notre intervention dans le service de pédiatrie est une pratique assez singulière. Les premières personnes avec qui nous allons au contact sont les personnels soignants. C’est auprès d’eux que nous allons recueillir, glaner les signes et les paroles qui les ont interpellés chez le sujet et qui les ont conduit à faire appel à nous ainsi que leurs ressentis.
Lorsque nous arrivons dans le service, nous ne nous présentons pas, pour reprendre un concept de Claude Levi-Strauss 1, comme expert avec un savoir déterminé qui viendrait dire « c’est de cela dont il s’agit et il convient de se comporter de telle façon avec ce sujet ». Nous nous présentons plutôt comme ayant certaines connaissances, certes, mais pas suffisamment; nous nous présentons comme des bricoleurs, qui viendraient prélever, ramasser, recueillir, rassembler, accumuler, grappiller, regrouper toutes informations dont on peut penser qu’elles pourraient nous être utile — voir récolter tous les détails qui peuvent parfois sembler insignifiants — à cerner la problématique du sujet. Toutes ces informations vont permettre d’affiner la clinique.
Les informations recueillies sont mises de côtés, en attente. Elles constituent notre réserve, un trésor inestimable car issues du sujet lui-même, perçues par les soignants de pédiatrie qui œuvrent auprès de lui 24h/24 pendant plusieurs jours.

Anaïs :

Nous ne sommes pas non plus dans la même temporalité de soin, ce temps vécu par la conscience, ce temps dont on fait l’expérience. Parce qu’il y a hospitalisation complète en pédiatrie mais intervention ponctuelle en journée, d’un ou plusieurs soignants de pédopsychiatrie.
Quelque part, écouter les ressentis, c’est soutenir le travail de la permanence du soin.
Pour autant, nous ne mettons pas toutes les informations collectées sur le même plan. Il ne s’agit pas de tout récupérer et ensuite de ne plus savoir qu’en faire ni comment les utiliser. C’est là que notre savoir des concepts vient nous servir. Dans la masse d’informations reçues, faire un premier tri et ne rassembler que ce qui va permettre de déterminer ce qu’il en est du sujet, de sa subjectivité, car tous les matériaux que nous allons recueillir porteront la marque du sujet. C’est elle.
Pour illustrer mon propos, je prends pour exemple ce que rapporte Camille. M pour le goutter prenait double dose de pain et de Nutella. Là on est tous content, enfin elle mange un peu. Mais c’était sans compter sur M. L’équipe s’apercevra que M récupère les goutter pour « nourrir » une jeune fille dont les apports glucidiques étaient contrôlés. Ce n’est pas rien. C’est M !

Anaïs :

C’est par exemple ce qui se passe pour M. dans la description que Camille en a faite à propos de M. installée devant la porte de sa chambre, à regarder et prendre tout ce qui se passe “parce que là, ça vit” avait-elle dit.
Ce premier contact avec les soignants avant la rencontre avec le sujet nous apparaît comme essentiel à notre clinique. Les soignants du service de pédiatrie sont très attentifs à leur patient et perçoivent les signes avec beaucoup de finesse. C’est ce qui les amènent à faire appel à nous.

Anaïs :

Parce qu’ ils questionnent les difficultés psychiques du patient mais aussi les leurs.
Le bricoleur ne s’attarde pas trop au concept mais doit tout de même en avoir une certaine connaissance, afin de l’utiliser dans le but premier pour lequel il est conçu ou au contraire pour le détourner, le faire évoluer ou l’utiliser à d’autres fins.
Il en est ainsi du concept du transfert.
Notre clinique s’établit à partir du transfert. Un soignant et un sujet se rencontrent. Quelque chose de particulier s’établit entre eux, proche de ce que l’on pourrait appeler « l’amour ». C’est le transfert. Dans notre pratique du travail de liaison, il s’agit de faire en sorte que le transfert ne vienne pas s’établir sur une personne. Il faut pouvoir orienter le transfert sur un objet, afin qu’il puissent bénéficier à toutes les personnes qui oeuvrent pour le sujet. C’est ce que l’on retrouve dans certaines institutions qui s’orientent de la psychanalyse, « la pratique à plusieurs » où le transfert se fait sur l’institution et permet que chaque intervenant issu de cette institution puisse trouver sa place. La pratique à plusieurs ce n’est plus la relation duelle, mais une ouverture sur l’institution, sur le travail au quotidien 2 .
C’est ainsi que M. partage entre tous, une part d’elle même, qu’elle dépose auprès des différents soignants qui gravitent autour d’elle.

Anaïs :

C’est comme ça que l’on bricole ensemble.
Pour ma part, M. a beaucoup sollicité chez moi dans le contretransfert le « Storge » de l’affection maternelle. Il est apparu lors du partage de la clinique avec A. Bevalot, psychologue de liaison, un défaut de la fonction maternelle pour M. que l’on a pu comprendre grâce au concept de l’identification projective de M. Klein, concept enrichis des éléments alpha et bêta de Wilfred Bion. (possible lecture d’un paragraphe écrit par Aurore).
Dernièrement, mon éprouvé vis à vis de M. s’est complètement modifié. Lors d’accompagnements récents au repas de midi avec elle, il m’a été insupportable de la voir si peu manger alors qu’elle me regardait manger en parlant peu.
Dans la doctrine psychanalytique, la projection est un mécanisme de défense inconscient pour lequel le sujet projette sur autrui les craintes et les désirs qu’ il ressent comme interdits et dont la représentation consciente serait chargée d’angoisse et de culpabilité.
Ici, se retrouvait face à face, sa peur de grossir et de trop manger, face à ma propre peur de manquer, ma peur du vide de paroles et de nourriture dans mon rapport à l’ oralité. Comment me décaler de ce sentiment de rejet? Mon objectif était de me réconcilier avec l’« être avec », en me dégageant de mes propres angoisses pour l’accompagner à ses repas sans manger en même temps qu’ elle. Le pédopsychiatre référent a accepté que je l’accompagne, pour ma part, de cette manière : Ce que j’ai fait et qui m’a permis, il me semble, d’être à nouveau dans le soin et emphatique avec elle et l’ “Agape” ou le « Storge » se sont remis en place.
Ce qui met apparu aussi, dans l’après coup, quand je mangeais avec elle mon repas plus conséquent que le sien, c’est la projection mutuelle de l’une et l’autre d’une lutte contre un rapport pulsionnel à l’alimentaire.
Ne pas manger avec elle permet du coup de la détacher un instant de cette éventuelle pulsion qu’elle cherchait chez moi et permet de ne pas installer une relation en miroir. En étant à côté et plus face à face, l’une contre l’autre, M. a pu se laisser aller à nouveau, pendant de brefs instants.
Grâce aux temps d’échanges et d’élaboration cliniques, l’infirmière que je suis essaie de comprendre avec toute l’équipe, ce qui se passe, et parfois, dans certains moments de soin, y parvient. Mais ce n’est évidemment pas toujours le cas.
Ce qu’il y a de plus particulier dans la clinique avec une jeune anorexique c’est notre mode d’intervention dans le service de pédiatrie. Notre travail consiste essentiellement à accompagner le déjeuner avec le sujet et là, avec M.
Cet accompagnement a été instauré depuis déjà de nombreuses années. Cet accompagnement, prescrit par le psychiatre, s’est pérennisé dans le temps.
Avec la clinique de M, une question s’est dégagé: À quoi sert cet accompagnement ?
Accompagner le repas du sujet qui souffre d’anorexie est un temps douloureux pour celui qui y est confronté. Ce moment nous met, personnel soignant face à notre impuissance en regard du sujet qui lui a décidé de ne rien manger ou pour le dire autrement, de manger « rien ». C’est une clinique du rien, où le rien devient l’aliment principal du sujet.

Anaïs :

C’est là notamment que la “ pratique à plusieurs” prend tout son sens, où partager autour du “rien”, du mortifère, qui anime l’ anorexique devient moins difficile, où chacun peut évoquer sa part sans crainte.
L’importance du “faire” et du résultat peut animer le soignant de pédiatrie; elle croise la difficulté du soignant de pédopsychiatrie pour comprendre certains processus psychiques et mécanismes de défense du patient, comme le clivage ou l’évitement par la fuite. Ces mécanismes ont pu se répercuter dans chacune de nos équipes ou entre nos 2 équipes.
Je cite Antonio Di Ciaccia, psychanalyste, dans son texte “De la fondation du Un à la pratique à plusieurs”, pour illustrer mon propos:
“… parce que c’est là que le travail à plusieurs est rendu possible, dans l’initiative de chacun et le respect du style de l’autre, autre qui est le collègue ou l’enfant lui-même, véritable maître d’enseignements sur le savoir et la structure de l’inconscient. C’est le rapport à ce Un du vide, qui déblaie les relations des effets imaginaires, des rivalités internes ou externes du groupe, entre les plusieurs que nous sommes. Rivalités qui sont, si généralement, à l’origine d’un appauvrissement de notre travail”.
Part après part, cela nous permet d‘arriver, grâce à nos échanges et pendant nos temps d’élaboration cliniques, à repérer davantage ce qui se passe et ne pas se contenter de la somme de toutes les relations duelles de soins.
M. est dans cette problématique du rien. Au moment des repas, elle mange rien et… elle attend. Elle attend que l’on ait finit de manger et elle regarde. Ce regard, je ne le percevrais qu’assez tardivement.
M, à son habitude, termine rapidement son plat principal. Quand je dis qu’elle termine son plat, c’est qu’après en avoir prélevé quelques bouchées, elle pose ses couverts. Elle a déjà laissé son entrée. Et elle attend. Pendant que je poursuis mon repas, quelque chose provoque chez moi un sentiment de malaise. Je lève la tête et me retrouve face à M. qui m’observe en souriant et voici ce que je perçois. M. patientait, m’observant. Elle attendait que je finisse, que j’en arrive au dessert. Nous étions plutôt tranquille, pas dérangées.
Pourtant ce quelque chose qui est venu me déranger dans ce moment, qui est venu me déloger dans ma tranquillité c’est son regard. Il m’est apparu que, souriante, M. se nourrissait de me voir manger. Et elle jubilait.
La fois suivante, j’ai prétexté avoir déjà pris mon repas. Je suis restée à ses côtés, sans m’alimenter. J’avais peut-être l’espoir que cela provoquerait une certaine réaction de sa part. Mais elle en a pris acte sans rien dire, sans aucune manifestation d’affect.
D’où la deuxième question : À qui cela sert-il d’accompagner le repas ?
Le service d’hospitalisation de semaine de psychiatrie ne peut accueillir les jeunes qui nécessitent des soins somatiques importants. Nous ne sommes pas équipés pour assurer une alimentation parentérale ou par sonde naso-gastrique. Cela dit la problématique autour de l’alimentation est telle que la prise en charge ne peut se penser qu’entre les deux services.
Le service de pédiatrie se retrouve donc seul la plupart du temps à devoir faire face à ces sujets, notre intervention n’étant que ponctuelle. Et c’est peut-être en ça que l’accompagnement au repas prend tout son sens.
Il s’agit pour nous de soutenir le travail de l’équipe de pédiatrie, partager pour un laps de temps les difficultés qu’ils rencontrent, afin aussi de les soulager dans leur quotidien. Ont-ils dans l’idée que travaillant dans le domaine de la psychiatrie nous possèderions un savoir autre, qui nous permettrait de mieux supporter l’insupportable ou de parvenir à « nourrir » le sujet ? C’est un mythe et nous sommes, nous aussi confrontés aux mêmes difficultés et souvent devant la même impuissance.
Conclusion

Camille:

Le lien entre le Corto Maltese et le service de pédiatrie a été mis en place depuis plusieurs années. Cela a permis au personnel des 2 structures de collaborer étroitement pour essayer de gérer au mieux certaines situations de soins problématiques.
Une prise en charge somatique et psychique partagée et appropriée peut être offerte à ces jeunes patients en souffrance.
La présence des infirmières du Corto dans le service permet un soutien essentiel pour le patient mais apporte également une aide aux infirmières de pédiatrie pour gérer ces pathologies. Récemment, l‘arrivée d’une psychologue dans le service de pédiatrie a renforcé ces échanges. De plus, des temps de formation et d’analyses des pratiques ont été mis en place pour le personnel soignant de pédiatrie par cette psychologue.

Anaïs :

Le travail de liaison se poursuit dans l’ « après », quand la sortie de pédiatrie est posée et que les soins en ambulatoire entre nos 2 services se poursuivent et se croisent pour soutenir le devenir du sujet.
Avec les nouveaux soignants qui nous rejoignent pour assurer cette mission de liaison, il nous faut poursuivre la construction de cette clinique partagée mais pour l’instant dans des espaces d’élaboration séparés.
Citation de Camille :
” C’est à peine si l’on ose dire maintenant que deux êtres se sont aimés parce qu’ils se sont regardés. C’est pourtant comme cela qu’on s’aime et uniquement comme cela. Le reste n’est que le reste, et vient après. » 3

1 Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, chez Plon, 1962, p 26 à 33.
2 Alexandre Stevens, ouverture des 3 journées du RI3, revue Préliminaire N° 9-10, La pratique à plusieurs, 1998, p 12.
3 Victor Hugo, Les misérables, 1862.

Sylvie :

Le titre que nous avons choisi pour ces journées met peut-être en exergue la difficulté de travail entre deux équipes dont le discours parfois diffère. Pour la psychiatrie, nous tentons de faire naître le sujet afin qu’il trouve les solutions qui lui permettront d’affronter les problématiques qu’il rencontre. Pour la pédiatrie tenter de restaurer le corps, en agissant parfois pour le sujet. Comment concilier deux abords du soin dont la finalité peut parfois s’opposer ? (soutenir les petites trouvailles qui aideront le sujet à affronter le monde / Faire pour lui)
Dans le travail de liaison, alors que souvent partager sa pratique semble ne pas aller de soi (“c’est mon patient, je sais ce qui est bien pour lui, je ne souhaite pas d’autres soins, je m’en occupe!” ) une des caractéristiques de ce dispositif est justement basé sur l’idée de partage.
Partage vient du terme latin « Pars Agere »

Pars = (part, portion) avec une part faire avancer. Il y a aussi l’idée de se séparer de quelque chose. Agere = pousser, faire, agir.
Le partage c’est le fait de concourir (collaborer) en y mettant sa part. Dans l’idée de concourir, il y a l’idée de rencontre. Aller à la rencontre des soignants du service de pédiatrie et contribuer au soin. Pour les soignants du service de pédiatrie venir à notre rencontre et partager la problématique qui pour un temps, nous rassemble autour d’un sujet.
Partager, c’est prendre part. Dans le travail de liaison chaque soignant engage une part de soi qui ne va pas sans partage et sans amour. C’est un bricolage, une pratique qui ne peut se faire qu’à plusieurs. Cela implique que les deux équipes se concertent et cherche ensemble des solutions, des stratégies de soins qui impliquent deux discours et décident de ce qu’il convient au mieux de mettre en place pour le bien-être et la sécurité du sujet.
C’est travailler avec deux praticiens hospitaliers (pédiatre et psychiatre) dont les objectifs, dans le temps entre autre, n’ont pas toujours la même résonance.
Dans Agere il y a l’idée de domaine, de champs : agir dans un lieu ( la pédiatrie) et dans nos compétences.
C’est donc autour d’une participation commune que peut se faire cette clinique singulière entre deux services qui oeuvrent généralement chacun de leur côté. C’est une clinique plurielle.

Camille :

M. est une jeune fille de 16 ans, hospitalisée en pédiatrie en 2016 pour anorexie. Deux autres hospitalisations vont suivre
Un contrat est établit entre M. et l’équipe médicale . Elle doit manger à chaque repas avec présence d’une infirmière du corto
Les permissions, visites des parents, utilisation du téléphone portable, activités et sorties dépendent de sa prise de poids.
Lors de la 1° hospitalisation, le motif d’entrée est la perte récente de poids, avec amaigrissement, liée à une diminution progressive des rations alimentaires.
La jeune fille se dit angoissée par :

La nature et la quantité des repas
La pression scolaire, actuellement elle est sur-investie, en première L
La peur de grandir, la culpabilité vis-à-vis de ses parents avec qui elle est très fusionnelle.

Si on la questionne sur ses goûts vestimentaires, elle n’a pas d’idée précise, elle porte souvent les vêtements de sa sœur 4 ans plus jeune.
Après les repas, un temps d’échange est mis en place avec l’équipe de pédiatrie afin de discuter de ce temps de partage avec M. Le soir, c’est l’équipe de pédiatrie qui est présente pour les repas dans la mesure du possible. Le suivi de M s’effectue par les pédiatres et une pédopsychiatre. Des visites régulières de ces intervenants permettent des prises de décisions conjointes.
Au cour de l’hospitalisation, un lien entre l’équipe médicale et M s’est établi progressivement par le biais de discussions, ce qui a permis de la connaître de mieux en mieux.
Nous avons appris qu’elle aimait :

la lecture: elle lit actuellement Harry Potter en anglais;
la télévision,
la musique,
passer du temps avec sa famille,
les jeux d’enfants comme les playmobiles (mais n’ose l’avouer à ses parents de peur de leur faire honte…)
elle a une fascination pour la période de noël.
Nous nous interrogeons sur la décompensation qui survient au moment de noël où le repas a une place importante au sein des familles.
M est consciente que certaines de ses activités ne sont pas adaptées à une adolescente de son âge ; mais elle aime cela et ne souhaite pas grandir.
Elle reste ouverte à la communication avec l’équipe et essaie très régulièrement de négocier avec elle.
Pendant cette première hospitalisation, je me suis beaucoup occupée de M. Nous parlions souvent ensemble notamment du dernier Harry Potter que je lisais au même moment. Elle était au même lycée que moi au même âge et cela nous a permis d’établir un certain lien.

Anaïs:

Puisqu’il est question d’amour dans le soin dans cette journée, dans la Grèce Antique, l’amour était défini par 4 termes différents:
• L’ “Eros”, l’attirance mutuelle, le désir charnel;
• Le “Philos, Philia ”, l’amitié ou l’estime réciproque;
• L’ “Agape”, l’altruisme, l’empathie vers l’autre;
• Le “storge”, l’amour filial,comme l’affection d’un parent pour un enfant.
Ces termes évoquent des possibles façons d’être dans le transfert et le contre transfert: le soignant est souvent animé par l‘ “Agape”, l’empathie vers l’autre ou quelque chose du “Philos”, l’estime réciproque, comme Camille l’infirmière ou pour M. la jeune fille.

Camille :

Ce lien m’a aidé lors de sa prise en charge médicale. Notamment, lorsque nous avons dû lui poser
une sonde naso-gastrique.
M. appréhendait énormément ce soin, ce que je peux tout à fait comprendre.
Donc, nous avons eu la possibilité de prendre du temps pour parler de notre lecture actuelle en partageant nos avis sur les personnages. Cette conversation a permis que le soin se passe bien tant pour elle que pour moi.
M était très attentive à des détails, toujours à remarquer si nous avions des boucles d’oreilles ou quelque chose de changé. Un jour je m’étais faite 2 tresses, M m’a complimenté pour cette coiffure et s’est faite la même le lendemain.

Anaïs:

Cette rencontre dans le soin s’est bâtie les jours précédents où Camille l’infirmière accepte que M. connaisse une part d’elle-même, de ses goûts, de ce qu’elle aime…
Tout son savoir-être, soutenu par la parole ,permet que cet acte invasif, soin spécifique de sa pratique, se fasse au mieux.
Et que M. accepte un instant de s’en remettre à l’autre.

Camille :

Lors de la 2° hospitalisation, un an plus tard, la prise en charge est similaire.
Le contrat contient plus de restrictions : chambre seule, salle de bain fermée, pas de salle de jeux…
M. veut tout contrôler en permanence : ses entrées et sorties de l’hôpital. Pour elle, il suffit de perdre du poids pour être hospitalisée en pédiatrie où on s’occupe d’elle, on la « cocoone ». Elle sait quand elle sortira, elle voudrait d’ailleurs être chez elle pour son anniversaire, ce qui ne sera pas le cas.
Elle verbalise la « jouissance » liée à sa perte de poids.
L’approche des fêtes lui donne encore plus envie de rester dans l’enfance.
Pendant cette hospitalisation, M. cache une partie de ses goûters pour « nourrir » une autre patiente dont l’apport glucidique était contrôlé.
M. apprend que ce n’est pas elle qui est décisionnaire mais l’équipe de soin.
Une infirmière du Corto fait un travail corporel auprès de M., qui sera ensuite relayé par un psychomotricien qui fait lui aussi partie de l’équipe du Corto-Maltese.
Un mois plus tard, elle est hospitalisée pour la 3ème fois.
Sa perte de poids est rapide depuis sa sortie car elle ne s’alimente pas à midi. Elle se frappe lorsqu’elle mange : « soit je ne mange pas et je vais bien psychiquement ; soit je mange et ne vais pas bien. Je me renferme, je me tape… ».
La conduite à tenir du pédiatre est que M. soit en chambre individuelle; sa salle de bain est fermée à clé et ses affaires sont gardées par l’équipe hormis ses vêtements. Elle n’a ni son téléphone portable
ni sa tablette et pas de visites. Des pesées surprises sont faites tout au long de la semaine à des heures variables.
Toutes ses mesures seront réévaluées au cours de l’hospitalisation. M ne doit pas être « nourrie psychiquement ».
Au cours de cette hospitalisation, M. nous signale lorsqu’elle a besoin qu’on lui ouvre sa salle de bain. Ensuite elle nous observe et nous écoute devant la porte de sa chambre tout au long de la journée. Il lui arrive aussi de nous suivre dans les couloirs.
Le comportement de M. agace une partie de l’équipe, qui se sent constamment observée ou écoutée. Lorsqu’une des soignantes demande à M. de ne pas rester dans le couloir, celle-ci s’est installée derrière la porte vitrée de sa chambre et a continué à nous observer.
Elle met de la musique forte et danse énergiquement dans sa chambre : chose qui ne lui sera plus autorisée . Elle est habillée très légèrement pour la saison.
M. semble plus résignée qu’avant. Elle dit être consciente des conséquences de son état de santé mais ne peut imaginer vivre sans maladie.
Pour elle, la maladie a un côté rassurant et pense que seul, un centre spécialisé peut l’aider.
De bric et de broc, un travail de liaison.

Sylvie:

Depuis de nombreuses années, le centre de psychiatrie infanto-juvénile travaille en partenariat avec le service de pédiatrie et le service des urgences. Nous intervenons à leur demande. Chacun des services cités fait appel à nous lorsqu’un mineur les interpelle : tentative de suicide, comportement « étrange », mal-être etc.

Anaïs :

La mission de liaison est une des diverses missions du CMP Corto Maltese; nous ne sommes pas une équipe dédiée disponible en permanence sur place comme les IDE de la psychiatrie adulte. Nous assurons cette mission principalement avec Sylvie mais aussi la partageons avec les autres IDE de l’unité: mission assurée dans la continuité par l’intervention en service de pédiatrie le week-end de l’IDE d’astreinte de pédopsychiatrie.
Cette première rencontre a pour but une première évaluation pour déterminer s’il y a nécessité de faire intervenir un psychiatre dans l’immédiat et/ou faire alliance avec le patient, sachant qu’un psychiatre interviendra secondairement.
Anaïs: C’est avec un recueil de données de la personne dans une dimension holistique et notre jugement clinique partagé avec le pédopsychiatre et le médecin du service d’accueil qui conviennent de la suite des soins.
Notre intervention dans le service de pédiatrie est une pratique assez singulière. Les premières personnes avec qui nous allons au contact sont les personnels soignants. C’est auprès d’eux que nous allons recueillir, glaner les signes et les paroles qui les ont interpellés chez le sujet et qui les ont conduit à faire appel à nous ainsi que leurs ressentis.
Lorsque nous arrivons dans le service, nous ne nous présentons pas, pour reprendre un concept de Claude Levi-Strauss 1, comme expert avec un savoir déterminé qui viendrait dire « c’est de cela dont il s’agit et il convient de se comporter de telle façon avec ce sujet ». Nous nous présentons plutôt comme ayant certaines connaissances, certes, mais pas suffisamment; nous nous présentons comme des bricoleurs, qui viendraient prélever, ramasser, recueillir, rassembler, accumuler, grappiller, regrouper toutes informations dont on peut penser qu’elles pourraient nous être utile — voir récolter tous les détails qui peuvent parfois sembler insignifiants — à cerner la problématique du sujet. Toutes ces informations vont permettre d’affiner la clinique.
Les informations recueillies sont mises de côtés, en attente. Elles constituent notre réserve, un trésor inestimable car issues du sujet lui-même, perçues par les soignants de pédiatrie qui œuvrent auprès de lui 24h/24 pendant plusieurs jours.

Anaïs :

Nous ne sommes pas non plus dans la même temporalité de soin, ce temps vécu par la conscience, ce temps dont on fait l’expérience. Parce qu’il y a hospitalisation complète en pédiatrie mais intervention ponctuelle en journée, d’un ou plusieurs soignants de pédopsychiatrie.
Quelque part, écouter les ressentis, c’est soutenir le travail de la permanence du soin.
Pour autant, nous ne mettons pas toutes les informations collectées sur le même plan. Il ne s’agit pas de tout récupérer et ensuite de ne plus savoir qu’en faire ni comment les utiliser. C’est là que notre savoir des concepts vient nous servir. Dans la masse d’informations reçues, faire un premier tri et ne rassembler que ce qui va permettre de déterminer ce qu’il en est du sujet, de sa subjectivité, car tous les matériaux que nous allons recueillir porteront la marque du sujet. C’est elle.
Pour illustrer mon propos, je prends pour exemple ce que rapporte Camille. M pour le goutter prenait double dose de pain et de Nutella. Là on est tous content, enfin elle mange un peu. Mais c’était sans compter sur M. L’équipe s’apercevra que M récupère les goutter pour « nourrir » une jeune fille dont les apports glucidiques étaient contrôlés. Ce n’est pas rien. C’est M !

Anaïs :

C’est par exemple ce qui se passe pour M. dans la description que Camille en a faite à propos de M. installée devant la porte de sa chambre, à regarder et prendre tout ce qui se passe “parce que là, ça vit” avait-elle dit.
Ce premier contact avec les soignants avant la rencontre avec le sujet nous apparaît comme essentiel à notre clinique. Les soignants du service de pédiatrie sont très attentifs à leur patient et perçoivent les signes avec beaucoup de finesse. C’est ce qui les amènent à faire appel à nous.

Anaïs :

Parce qu’ ils questionnent les difficultés psychiques du patient mais aussi les leurs.
Le bricoleur ne s’attarde pas trop au concept mais doit tout de même en avoir une certaine connaissance, afin de l’utiliser dans le but premier pour lequel il est conçu ou au contraire pour le détourner, le faire évoluer ou l’utiliser à d’autres fins.
Il en est ainsi du concept du transfert.
Notre clinique s’établit à partir du transfert. Un soignant et un sujet se rencontrent. Quelque chose de particulier s’établit entre eux, proche de ce que l’on pourrait appeler « l’amour ». C’est le transfert. Dans notre pratique du travail de liaison, il s’agit de faire en sorte que le transfert ne vienne pas s’établir sur une personne. Il faut pouvoir orienter le transfert sur un objet, afin qu’il puissent bénéficier à toutes les personnes qui oeuvrent pour le sujet. C’est ce que l’on retrouve dans certaines institutions qui s’orientent de la psychanalyse, « la pratique à plusieurs » où le transfert se fait sur l’institution et permet que chaque intervenant issu de cette institution puisse trouver sa place. La pratique à plusieurs ce n’est plus la relation duelle, mais une ouverture sur l’institution, sur le travail au quotidien 2 .
C’est ainsi que M. partage entre tous, une part d’elle même, qu’elle dépose auprès des différents soignants qui gravitent autour d’elle.

Anaïs :

C’est comme ça que l’on bricole ensemble.
Pour ma part, M. a beaucoup sollicité chez moi dans le contretransfert le « Storge » de l’affection maternelle. Il est apparu lors du partage de la clinique avec A. Bevalot, psychologue de liaison, un défaut de la fonction maternelle pour M. que l’on a pu comprendre grâce au concept de l’identification projective de M. Klein, concept enrichis des éléments alpha et bêta de Wilfred Bion. (possible lecture d’un paragraphe écrit par Aurore).
Dernièrement, mon éprouvé vis à vis de M. s’est complètement modifié. Lors d’accompagnements récents au repas de midi avec elle, il m’a été insupportable de la voir si peu manger alors qu’elle me regardait manger en parlant peu.
Dans la doctrine psychanalytique, la projection est un mécanisme de défense inconscient pour lequel le sujet projette sur autrui les craintes et les désirs qu’ il ressent comme interdits et dont la représentation consciente serait chargée d’angoisse et de culpabilité.
Ici, se retrouvait face à face, sa peur de grossir et de trop manger, face à ma propre peur de manquer, ma peur du vide de paroles et de nourriture dans mon rapport à l’ oralité. Comment me décaler de ce sentiment de rejet? Mon objectif était de me réconcilier avec l’« être avec », en me dégageant de mes propres angoisses pour l’accompagner à ses repas sans manger en même temps qu’ elle. Le pédopsychiatre référent a accepté que je l’accompagne, pour ma part, de cette manière : Ce que j’ai fait et qui m’a permis, il me semble, d’être à nouveau dans le soin et emphatique avec elle et l’ “Agape” ou le « Storge » se sont remis en place.
Ce qui met apparu aussi, dans l’après coup, quand je mangeais avec elle mon repas plus conséquent que le sien, c’est la projection mutuelle de l’une et l’autre d’une lutte contre un rapport pulsionnel à l’alimentaire.
Ne pas manger avec elle permet du coup de la détacher un instant de cette éventuelle pulsion qu’elle cherchait chez moi et permet de ne pas installer une relation en miroir. En étant à côté et plus face à face, l’une contre l’autre, M. a pu se laisser aller à nouveau, pendant de brefs instants.
Grâce aux temps d’échanges et d’élaboration cliniques, l’infirmière que je suis essaie de comprendre avec toute l’équipe, ce qui se passe, et parfois, dans certains moments de soin, y parvient. Mais ce n’est évidemment pas toujours le cas.
Ce qu’il y a de plus particulier dans la clinique avec une jeune anorexique c’est notre mode d’intervention dans le service de pédiatrie. Notre travail consiste essentiellement à accompagner le déjeuner avec le sujet et là, avec M.
Cet accompagnement a été instauré depuis déjà de nombreuses années. Cet accompagnement, prescrit par le psychiatre, s’est pérennisé dans le temps.
Avec la clinique de M, une question s’est dégagé: À quoi sert cet accompagnement ?
Accompagner le repas du sujet qui souffre d’anorexie est un temps douloureux pour celui qui y est confronté. Ce moment nous met, personnel soignant face à notre impuissance en regard du sujet qui lui a décidé de ne rien manger ou pour le dire autrement, de manger « rien ». C’est une clinique du rien, où le rien devient l’aliment principal du sujet.

Anaïs :

C’est là notamment que la “ pratique à plusieurs” prend tout son sens, où partager autour du “rien”, du mortifère, qui anime l’ anorexique devient moins difficile, où chacun peut évoquer sa part sans crainte.
L’importance du “faire” et du résultat peut animer le soignant de pédiatrie; elle croise la difficulté du soignant de pédopsychiatrie pour comprendre certains processus psychiques et mécanismes de défense du patient, comme le clivage ou l’évitement par la fuite. Ces mécanismes ont pu se répercuter dans chacune de nos équipes ou entre nos 2 équipes.
Je cite Antonio Di Ciaccia, psychanalyste, dans son texte “De la fondation du Un à la pratique à plusieurs”, pour illustrer mon propos:
“… parce que c’est là que le travail à plusieurs est rendu possible, dans l’initiative de chacun et le respect du style de l’autre, autre qui est le collègue ou l’enfant lui-même, véritable maître d’enseignements sur le savoir et la structure de l’inconscient. C’est le rapport à ce Un du vide, qui déblaie les relations des effets imaginaires, des rivalités internes ou externes du groupe, entre les plusieurs que nous sommes. Rivalités qui sont, si généralement, à l’origine d’un appauvrissement de notre travail”.
Part après part, cela nous permet d‘arriver, grâce à nos échanges et pendant nos temps d’élaboration cliniques, à repérer davantage ce qui se passe et ne pas se contenter de la somme de toutes les relations duelles de soins.
M. est dans cette problématique du rien. Au moment des repas, elle mange rien et… elle attend. Elle attend que l’on ait finit de manger et elle regarde. Ce regard, je ne le percevrais qu’assez tardivement.
M, à son habitude, termine rapidement son plat principal. Quand je dis qu’elle termine son plat, c’est qu’après en avoir prélevé quelques bouchées, elle pose ses couverts. Elle a déjà laissé son entrée. Et elle attend. Pendant que je poursuis mon repas, quelque chose provoque chez moi un sentiment de malaise. Je lève la tête et me retrouve face à M. qui m’observe en souriant et voici ce que je perçois. M. patientait, m’observant. Elle attendait que je finisse, que j’en arrive au dessert. Nous étions plutôt tranquille, pas dérangées.
Pourtant ce quelque chose qui est venu me déranger dans ce moment, qui est venu me déloger dans ma tranquillité c’est son regard. Il m’est apparu que, souriante, M. se nourrissait de me voir manger. Et elle jubilait.
La fois suivante, j’ai prétexté avoir déjà pris mon repas. Je suis restée à ses côtés, sans m’alimenter. J’avais peut-être l’espoir que cela provoquerait une certaine réaction de sa part. Mais elle en a pris acte sans rien dire, sans aucune manifestation d’affect.
D’où la deuxième question : À qui cela sert-il d’accompagner le repas ?
Le service d’hospitalisation de semaine de psychiatrie ne peut accueillir les jeunes qui nécessitent des soins somatiques importants. Nous ne sommes pas équipés pour assurer une alimentation parentérale ou par sonde naso-gastrique. Cela dit la problématique autour de l’alimentation est telle que la prise en charge ne peut se penser qu’entre les deux services.
Le service de pédiatrie se retrouve donc seul la plupart du temps à devoir faire face à ces sujets, notre intervention n’étant que ponctuelle. Et c’est peut-être en ça que l’accompagnement au repas prend tout son sens.
Il s’agit pour nous de soutenir le travail de l’équipe de pédiatrie, partager pour un laps de temps les difficultés qu’ils rencontrent, afin aussi de les soulager dans leur quotidien. Ont-ils dans l’idée que travaillant dans le domaine de la psychiatrie nous possèderions un savoir autre, qui nous permettrait de mieux supporter l’insupportable ou de parvenir à « nourrir » le sujet ? C’est un mythe et nous sommes, nous aussi confrontés aux mêmes difficultés et souvent devant la même impuissance.
Conclusion

Camille:

Le lien entre le Corto Maltese et le service de pédiatrie a été mis en place depuis plusieurs années. Cela a permis au personnel des 2 structures de collaborer étroitement pour essayer de gérer au mieux certaines situations de soins problématiques.
Une prise en charge somatique et psychique partagée et appropriée peut être offerte à ces jeunes patients en souffrance.
La présence des infirmières du Corto dans le service permet un soutien essentiel pour le patient mais apporte également une aide aux infirmières de pédiatrie pour gérer ces pathologies. Récemment, l‘arrivée d’une psychologue dans le service de pédiatrie a renforcé ces échanges. De plus, des temps de formation et d’analyses des pratiques ont été mis en place pour le personnel soignant de pédiatrie par cette psychologue.

Anaïs :

Le travail de liaison se poursuit dans l’ « après », quand la sortie de pédiatrie est posée et que les soins en ambulatoire entre nos 2 services se poursuivent et se croisent pour soutenir le devenir du sujet.
Avec les nouveaux soignants qui nous rejoignent pour assurer cette mission de liaison, il nous faut poursuivre la construction de cette clinique partagée mais pour l’instant dans des espaces d’élaboration séparés.
Citation de Camille :
” C’est à peine si l’on ose dire maintenant que deux êtres se sont aimés parce qu’ils se sont regardés. C’est pourtant comme cela qu’on s’aime et uniquement comme cela. Le reste n’est que le reste, et vient après. » 3

1 Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, chez Plon, 1962, p 26 à 33.
2 Alexandre Stevens, ouverture des 3 journées du RI3, revue Préliminaire N° 9-10, La pratique à plusieurs, 1998, p 12.
3 Victor Hugo, Les misérables, 1862.